NUL N'IGNORE que vulgaire vient du peuple, du latin vulgus, et il est vrai que cette origine renvoie au mépris que, dans l'ancien régime, on avait pour le (bas) peuple et, vers la moitié du XIXe siècle, pour la petite bourgeoisie singeant les aristos. Par ailleurs, ces attitudes ne démêlent pas vraiment le vulgaire et le grossier. Nous distinguons pourtant bien Jacques Brel et Serge Lama. Ne serait-ce pas que la vulgarité, la vraie, s'ignore elle-même ?
Ce qui est sûr, c'est que ce livre à quatre mains (n'est-ce pas déjà une image un peu vulgaire…) inscrit ce concept dans notre société actuelle : «La vulgarité est la prothèse du monde contemporain. L'élégance a disparu au profit de distinctions triviales. J'en ai plus que toi, du fric, du cul, de la célébrité.»«C'est, est-il dit plus loin, le symptôme d'une société starifiée et stratifiée qui hystérise les rapports entre l'individu et le groupe.» Totalement démodé, le critère de «distinction» classée-classante du pauvre Bourdieu, il n'y a plus aujourd'hui que des degrés, des nuances, des euphémismes de vulgarité.
Un archétype.
Un merveilleux archétype sera choisi que Jung n'avait pas ciblé à son époque : «la pouffe». Cette figure féminine a détrôné l'antique vulgos-craignos style Côte d'Azur. En gros, ce sont des «filles avec un petit sac Dior, des jeans passés dans les bottes et qui mâchent un chewing-gum» ; là encore, la télé est le doux abri de ces hystériques «girlies». Dans « Ladies Night » sur Paris-Première, un groupe de blondasses dissertent sur la drague et le cunnilingus, terminant toutes leurs phrases par un «haan» peu aéré. Niçoise cramée, fausse blonde aux racines agressives, oversexuée au soutien-gorge encombré. Elles sont presque partout, le monde se «pouffissiserait-il» ?
Si vous trouvez ces descriptions faciles, sachez que nos auteurs taillent une petite encoche de subtilité. Au-delà du vulgaire très, trop, premier degré, la vulgarité s'inscrit dans la volonté d'adopter les codes du chic, se colle sur lui avec un peu trop d'insistance, le mieux tourne au pire.
Le chic italien, sa désinvolture, ses fines et souples matières milanaises peut facilement tourner «débraillé - dolce vita - m'as-tu vu». Le chic anglais tout en cachemire-tweed et Church's se mue en gravure Major Thomson trop gentrifié, «Philippe Noiret fut le parangon du faux chic, cette mise en scène de haute volée, toujours vaguementéquestre», nous dit-on. Vulgaire aussi la pompe qui se hausse un peu trop de l'empiéçage, «la chaussure richelieu au glaçage moiré, voilà qui vous conduit dans les affaires douteuses», type Berluti.
On le voit, la vulgarité quitte le terrain de la taverne aux beaufs pour entrer dans le simili, le faux chic limite too much (tout moche ?). «L'adoption de codes vestimentaires select dénonce le parvenu.» A rebours, la récupération par les intellectuels de naguère des habits du travail, veste de charpentier, velours côtelé, relève d'un snobisme simili-prolo non moins vulgaire bien qu'inversé.
Vulgaire, le chien-chien de compagnie secoué de déjections et flatulences, exhibant, suivant les races, anus et parties génitales. Vulgaire, la tendance générale au laisser-aller corporel, le bâillement, l'avachissement et la pratique qui se généralise d'uriner n'importe où, y compris dans les couloirs du métro. Vulgaire toute la télé Loft-Star Ac et son «esthétique» criarde, la jet-set, et bien sûr toute la récente pipolisation de l'information (non, je n'en parlerai pas !). Vulgaire, la mésalliance intello-variétés qui squatte tant d'émissions, car la télé à elle seule fait presque la moitié du livre. Vulgaire, bien sûr, le fric, surtout quand il s'exhibe grosses voitures, lunettes DG, et d'origine russe ou dubaïste. Vulgaires, Johnny, Tapie, Bigard, le foot, et en général (c'est nous qui l'ajoutons) l'air faussement intello-évanescent de toutes les fumeuses.
Dans le dialogue platonicien « Hippias majeur », Socrate demande à Hippias : «Qu'est-ce que la beauté?» Ce dernier répond : «C'est une belle fille, c'est un beau cheval.» Ces choses-là ne sont pourtant belles, note Socrate, que parce qu'elles ont déjà de la beauté en elles, et en répondant par des exemples, on oblitère ce qu'il s'agit de découvrir. On peut justement reprocher la même chose à nos deux auteurs : ils s'escriment à déverser des exemples de vulgarité sans en saisir l'essence.
Est-ce à dire qu'on ne peut que la constater sans pouvoir la définir ? Hélène Sirven et Philippe Trétiack s'en sortent sociologiquement. Puisque la vulgarité est liée aux groupes sociaux, on est toujours le vulgaire de quelqu'un qui se croit fondé à vous regarder de haut.
Plus profondément, la vulgarité est liée au corps. Destitué du vernis de la culture, de ses exigences et de ses rites, on peut se laisser aller à péter, roter, se curer le nez longuement quand on croit n'être pas vu. Bref à n'être que ce que, hélas, on est.
Philippe Trétiack, Helène Sirven, « Limite vulgaire », éditions Stock 243 p, 18,50 euros.
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