A LA QUESTION « Alors ? », le Pr Bertrand Dautzenberg, pneumologue parisien (Pitié-Salpêtrière) chargé de l'évaluation sanitaire de l'application du décret du 16 novembre 2006 interdisant de fumer dans les lieux publics, ne se fait pas prier plus longtemps pour répondre : «Cette mesure de santé publique, étendue aux 213 000 cafés, hôtels, restaurants, discothèques (CHRD) et casinos depuis le début de l'année, est un grand succès, offrant aux consommateurs et aux salariés un air plus pur. » L'OMS préconise un taux de particules fines dans l'air de 25 µg/m3 et la Société des pneumologues européens de 15 µg/m3, déjà atteints dans toutes les entreprises depuis février 2007, date d'entrée en vigueur du premier volet du décret hors CHRD et casino. «Nous en sommes déjà à 98% de CHRD et casinos non-fumeurs en région parisienne, alors qu'on en comptait 10% seulement à la fin de l'année 2007», s'enthousiasme le Pr Dautzenberg, en faisant état d'une enquête réalisée par l'Alliance contre le tabac en Ile-de-France (27 associations) et l'Office français de prévention du tabagisme (OFT) qu'il préside.
Deux établissements sur cinq sans signalétique.
«Le seul point noir concerne le non-affichage de la signalétique dans 37% des CHRD», voire 42 %, si l'on y ajoute 5 % d'établissements ayant recours à des affichettes non réglementaires. C'est le cas par exemple de certains McDo, qui se sont «mis à l'air pur bien avant l'heure». La Direction générale de la santé précise que les modèles de signalisation fixés par l'arrêté du 24 janvier 2007 sont téléchargeables sur le site www.tabac.gouv.fr* et «utilisables en l'état dans des endroits visibles et de façon apparente». «La vérification de la signalétique devrait être la première mission des corps de contrôle», composés de 215 000 agents, parmi lesquels 100 000 policiers, 67 000 gendarmes et 562 médecins inspecteurs de santé publique, estime Bertrand Dautzenberg.
Les premiers jours de janvier sans cigaretteS aux comptoirs ou aux tables des 33 000 bars et restaurants, c'est aussi «une forte poussée des fumeurs qui s'interrogent sur l'arrêt en composant le 0825.309.310 de Tabac Info Service». D'ordinaire, les appels proviennent de personnes ayant pris la décision d'arrêter, là, on enregistre un questionnement relatif au sevrage.
Plus de médecins impliqués.
En Normandie, le Dr Béatrice Lemaître, (tabacologue) OFT, note qu'il «existe, toujours un petit peu de mauvaise humeur chez ses patients fumeurs qui regrettent de ne plus pouvoir prendre leur café-cigarette au bar du coin, mais, pour autant, ça se déroule bien». Responsable de la consultation de tabacologie au CHU de Caen (2 médecins à plein-temps et 1 vacataire, 1 infirmier, 2 vacations de diététicien et de psychologue, 5 000 patients par an, dont 800 nouveaux) depuis 1993, elle ne s'attend pas à un afflux de consultants comme en 2003-2004, période où le prix du tabac a augmenté de 40 %, au point de rendre abstinents 1,5 million de fumeurs, de provoquer une hausse de 280 % des ventes de produits nicotiniques et d'engorger les consultations de tabacologie. «Nous allons connaître une légère progression de la fréquentation qui s'étalera sur les mois à venir, et sans doute également plus de médecins impliqués dans l'aide au sevrage.»
Rennes, Toulouse, Paris, Strasbourg et Lyon délivrent annuellement plus d'un millier de diplômes interuniversitaires de tabacologie à des médecins, sages-femmes, pharmaciens, chirurgiens-dentistes, psychologues, infirmiers et diététiciens. «Au casino de Deauville, où les personnels des tables de jeux appréhendaient en décembre les réactions tabagiques de joueurs dépossédés de grosses sommes», les cendriers ont disparu sans perte de clientèle. L'établissement dispose de cabines fumeurs homologuées et, depuis l'apparition en 2005 des tournois de holdem poker, popularisés par Patrick Bruel, ceux-ci sont sans tabac.
Dans la région voisine, en Bretagne, Le Chat qui pêche, café rennais, rentre ses griffes en proposant à ses clients qui fument une polaire sans manches, frappée au dos de son nom, pour sortir s'en griller une.
Des bistrots de village en infraction.
En Midi-Pyrénées, le Dr François Letourmy (OFT) pointe du doigt les bistrots de village. «Dans le Tarn, ils ne respectent pas l'interdiction.» En ville, en revanche, «aucune difficulté n'est constatée. Le pub Saint-Pierre, à Toulouse, situé face à la fac de droit, en donne l'exemple. Son patron, nonfumeur et enfumé, attendait avec impatience le 2janvier. L'OFT, relève le tabacologue, y avait organisé en décembre 2007 une journée de sensibilisation, comme cela s'est fait dans neuf autres métropoles françaises. Parallèlement, plusieurs professionnels de la restauration fumeurs avaient anticipé l'interdit en consultant un médecin». Ce fut le cas à l'hôpital Larrey de Toulouse dans l'unité de coordination de tabacologie(1987, 4 médecins vacataires, 1 infirmier, 2 000 patients par an, dont 1 000 nouveaux), et dans deux centres d'examen de santé de la CPAM du Tarn à Albi et à Castres**, placés sous la responsabilité du Dr Letourmy.
Un sevrage remboursé pour les fumeurs résistants.
En Auvergne, le Dr Jean Pierrot, vice-président de l'OFT, parle d'un «climat apaisé». «Tout le monde y a mis du sien, jusqu'à Michelin à Clermont-Ferrand.» «Je ne vois pas d'attroupements de fumeurs devant les bars, dit le tabacologue. Il sont plus nombreux parmi les flâneurs des rues, mais cela tient peut-être au fait qu'on les remarque plus? La loi antitabac a transformé la norme sociale. Les 700consultations de tabacologie existant à ce jour sur le territoire national vont devoir s'intéresser aux quelque 4millions de fumeurs résistants», soit près de 30 % des 14 millions d'usagers réguliers d'herbe à Nicot. «Des hommes, en majorité, cumulant pathologies somatiques, coaddictions, troubles psychiatriques, précarité et une faible sensibilité et croyance aux messages de prévention. Pour eux, une stratégie spécifique sera indispensable, fondée entre autres sur un travail en réseau des personnels médico-sociaux, la thérapie cognitivo-comportementale, un traitement avec suivi au long cours, sans oublier un remboursement des substituts nicotiniques, du Champix et du Zyban, comparable à ce qui se fait avec l'Aotal pour le sevrage alcoolique ou le Subutex et la méthadone avec les opiacés.» C'est-à-dire à 65 %, prévoit le Dr Jean Pierrot, qui dirige depuis 1984 la consultation de tabacologie du dispensaire Emile-Roux à Clermont-Ferrand, mise en place par le conseil général (5 médecins, 5 000 patients chaque année, dont 600 nouveaux).
Dans le Nord, les rues de Lille présentent un décor inhabituel pour la saison, signale au « Quotidien » le Dr Dominique Bonte (OFT). Tables et chaises des bars et brasseries occupent les trottoirs, avec pour certains des calorifères. « La Voix du Nord » rapporte que les entreprises spécialisées dans l'aménagement de terrasses se frottent les mains. «Quand on sait que sur 100Italiens qui sont passés par là, 90 ne voudraient pas revenir en arrière, on peut se montrer optimistes», commente la praticienne qui a en charge l'unité Adieu nicotine (130 patients par an)*** à l'institut Pasteur de Lille.
«Globalement, nous pouvons nous attendre à une modification et à une hausse de la clientèle des bars et brasseries, à l'instar de l'Irlande et de l'Italie, qui ont gagné, dans les mêmes conditions, des non-fumeurs», pronostique le Dr Letourmy.
* Ou www.alliancecontreletabac.fr et www.sante.gouv.fr.
** L'unité de tabacologie de Toulouse disposera très prochainement de 4 autres praticiens vacataires, de 1 infirmier supplémentaire et de 2 vacations de psychologue et de diététicien. A Albi et à Castres, il est proposé, depuis 1993, aux assurés sociaux fumeurs, de se rendre à la consultation de tabacologie du Dr Letourmy. *** Adieu nicotine, qui fait partie d'un centre de prévention et d'éducation pour la santé, est spécialisé dans la formation, à l'échelon national, de formateurs à l'aide au sevrage tabagique.
- Les sanctions
Un fumeur contrevenant encourt une contravention de 68 euros, un cafetier ou un restaurateur, une amende de 135 euros en cas de défaut d'affichage de la réglementation ou de mise en place d'un emplacement fumeurs non conforme. La somme atteint 750 euros en cas d'incitation, par exemple lorsque l'établissement dispose de cendriers.
- Pas de forfait pour les patients des chirurgiens-dentistes
Les patients de chirurgiens-dentistes désireux d'arrêter de fumer «ne peuvent se réclamer du forfait de 50euros par an» accordé par l'assurance-maladie dont bénéficient ceux des médecins et des sages-femmes. «Cela ne fait pas partie des projets du ministère de la Santé, et les choses vont donc rester en l'état», dit au « Quotidien » le cabinet de Roselyne Bachelot. L'OFT, qui déplore cette situation, rappelle que les 37 000 chirurgiens-dentistes sont acteurs de la lutte contre le tabagisme, puisque leur décret de compétence les range parmi les prescripteurs, y compris pour le sevrage tabagique.
- Politique antitabac : la France au 7e rang en Europe
A la fin de 2007, la France se situait au 7e rang européen, sur 30 pays, en matière de politique antitabac. Les trois premiers sont le Royaume-Uni, l'Irlande et l'Islande, les trois derniers, l'Autriche, le Luxembourg et la Grèce.
- En prison, ça marche aussi
A la maison d'arrêt comme au centre de détention de Caen, les non-fumeurs se retrouvent entre abstinents, et les fumeurs se montrent de plus en plus nombreux à demander des substituts nicotiniques qui leur sont délivrés gratuitement, rapporte le Dr Béatrice Lemaître, qui, avec une infirmière tabacologue, visite une fois par mois les deux établissements. Les établissements pénitentiaires sont soumis au décret Bertrand du 16 novembre 2006, depuis le 1er février 2007.
- Vers une chute prévisible des infarctus et des AVC
Il est encore trop tôt pour savoir si le nombre d'infarctus et d'AVC chez les moins de 65 ans connaîtra une baisse importante, comme ce fut le cas en Irlande, en Italie et en Ecosse, «mais les mêmes mesures produisent des effets similaires», rappelle le Pr Bertrand Dautzenberg.
En Ecosse, où le dispositif d'interdiction est opérationnel depuis mars 2006, un bilan de septembre 2007 fait état d'une diminution de 17 % des admissions hospitalières en urgence pour infarctus du myocarde, contre – 3 % au cours de la décennie écoulée. En outre, aucune hausse du tabagisme à domicile n'est venue compenser la suppression de la cigarette dans les lieux publics.
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