QUEL LIEN entre le téléphone portable, le Botox et le 4x4 ? On en parle, et n'est-ce pas le sens fondamental du « muthos » ? Il se constitue lorsqu'une personne ou un phénomène social se trouve pris à l'entrecroisement de la sociologie ex cathedra et des propos de Madame Michu. A ce titre, il était trop tard pour ajouter le départ de Cécilia à la longue liste des faire-parler d'aujourd'hui. Ajoutons qu'en plus d'être objets de parole, les mythes exhibaient pour leur auteur-séméiologue les signes d'une certaine bêtise petite-bourgeoise.
De quoi sont-ils révélateurs, ces nouveaux objets de communication ? L'iPod, le Wi-Fi, l'Internet et l'incontournable téléphone portable ? Peut-être à la fois d'une infinie possibilité de communications et partant aussi d'un accroissement de la solitude. Les ados munis de cet accessoire, dit Angie David, «refusent d'être confrontés aux bruits du monde..., la sensibilité physique est accrue dans ce retour à soi et l'esprit n'est jamais menacé d'ennui». De la même façon, le Wi-Fi qu'analyse Alain Mabanckou symbolise la fin du raccord avec les autres, plus de fil à la patte, mais une accélération des connexions possibles avec autrui. En même temps que ce dernier semble mis à distance, il est de façon souvent anxieuse rapproché du corps du possesseur de téléphone portable. Philippe Delerm analyse fort bien cette fausse maîtrise de l'utilisateur prêt à dégainer. Il affirme contrôler parfaitement l'engin, souvent, dit-il, éteint, mais «il y a une mauvaise conscience du téléphone portable, comme il y en a une de la télévision». Cet appareil met à nu la dépendance, révèle un mélange d'avidité et de fragilité. Voici pourquoi, ironise Delerm, «la consultation épisodique de l'écran n'est pas vraiment olympienne».
L'autre à disposition et à distance.
Nous avons trouvé des systèmes permettant d'avoir autrui à notre disposition, comme si la technique pouvait nous préserver d'une proximité corporelle gênante et nous délivrer des affects inévitables. Très révélateur de cette démarche serait le « speed-dating ». Nelly Arcan montre finement que cette institution de drague encadrée et minutée ne se borne pas à évacuer tout romantisme, c'est aussi «une machine qui digère dans l'ombre, à la place des participants, la succession des rejets dont ils sont l'objet».
De ce point de vue, n'est-il pas très représentatif de ce « Zeitgeist » post-moderne, déliquescent et faussement blasé, le blet et fumigène Michel Houellebecq pour qui l'amour et le sexe obéissent aux règles de la gestion capitaliste ? Cette mise hors circuit de l'autre et du trop d'émotions se retrouve aussi dans nos rues, où, selon François Taillandier, «la flânerie devient suspecte». D'ailleurs, les caméras nous surveillent et il n'y a pratiquement plus de bancs dans le centre de Paris. L'accès à l'autre suppose la connaissance d'un (parfois deux) digicode. Le même Taillandier conclut avec une ricanante amertume sur «le tri des ordures, la chasse aux excréments canins, l'interdiction de mettre du linge aux fenêtres, les lois antitabac, et soyez les bienvenus dans un monde clean, safe... and dead ».
Femme objet.
N'oublions pas que pour Barthes, le mythe était toujours une sorte de signe social. De ce point de vue, il pourrait être intéressant de situer des similitudes ou des oppositions entre les deux sociétés françaises.
Dans son étude sur « le strip-tease », Barthes insistait sur le résultat totalement inérotique de ce spectacle censé être « osé » dans l'Etat gaullo-morne des années cinquante. Trop folklorique : chinoise, carmencita, pom-pom girl, la femme qui s'effeuille cache son corps en le montrant dans des spectacles impeccablement rodés et calibrés. Devenu ouvert aux carrières professionnelles des filles, le strip-tease se fait aseptisé, voire popote. Il est amusant de mettre en regard le court billet (c'est d'ailleurs la très bonne règle de notre essai) de Pascal Bruckner sur « la nouvelle Eve ».
La nouvelle Eve, comprenez la pétasse à pantalon taille-basse exhibant son string, faisant impudiquement saillir ses attributs féminins, de quoi est-elle le signe ? Le strip-tease désérotisait par l'hypo, la pétasse est tout en hyper, «comme si elle se réappropriait les stéréotypes de la femme objet, de la bête sexuelle et les tournait en signe de puissance, non de soumission», dit Bruckner. En exhibant le cliché, elle vend ironiquement la mèche. Dans les deux mythes, la rêverie érotique prend une claque, mais différemment.
On peut aussi voir des séquences logiques, une permanence des images collectives. Barthes ironisait, dans « Saponides et détergents », sur ces agents qui extirpent la saleté, le mal, de la « profondeur du linge ». La racaille attaquée au Kärcher titille le même fantasme d'expulsion des impuretés, qu'il s'agisse d'hygiène ou d'ordre social. Mais, comme le note bien Daniel Sibony qui analyse ce mythe, Roland Barthes s'est un peu trop contenté de commenter des clichés sociaux sans déplacer sa caméra. Il ne fait entendre qu'un discours n'ayant qu'un seul angle. En face, un mythe se constitue avec la culture de l'excuse : «Ils sont condamnés à brûler des voitures.» Ailleurs, un vieil homme de la communauté maghrébine vitupère les jeunes qui pourraient s'en sortir et ternissent l'honneur, etc.
Si le petit-bourgeois symbolisait par sa petitesse hypocrite et flaubertienne les « fifties », peut-être le bobo (saillies féroces de Serge Raffy qui s'y est collé) est-il le plus emblématique de notre époque. Comme le mythe, peut-être n'existe-t-il qu'à travers ce qu'on dit de lui : «Il ne pleure pas, il s'adapte, il n'attend rien du Grand Soir. Il se contente de petits matins.»
« Nouvelles Mythologies », sous la direction de Jérôme Garcin, Seuil, 187 pages, 14 euros.
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