IL EXISTE deux formes d'ennui, explique Patrick Lemoine, le normal et souhaitable, socle sur lequel peut s'épanouir la créativité, et l'ennui pathologique, celui qui accompagne de nombreuses maladies psychiatriques (la dépression entre autres), improductif par essence. Il faut laisser vivre le premier, et même plaider en sa faveur, et combattre le second, dit-il.
Après une courte biographie de l'ennui, de ses rapports avec la moralité chrétienne à la réplique luthérienne et antiacédienne (l'acédie, maladie de l'âme s'exprimant par l'abattement et l'ennui, qualifiait l'apathie du moine du Moyen Age) qui lui est opposée, sans oublier l'ennui des romantiques, de Chateaubriand, de Baudelaire ou celui de Madame Bovary, Patrick Lemoine observe ce qui peut ressembler à l'ennui chez les animaux, compare son existence et son expression dans les deux sexes, aux différentes étapes de la vie, en Occident et en Orient. Ce faisant, il suit librement le rythme de sa pensée, s'attardant sur les souvenirs d'enfance en général et les siens en particulier (quelques épisodes d'ennui redoutable qui procurent pour toujours une délicieuse nostalgie), sur les mots de l'ennui, sur la naissance de ce concept en Europe au XIIe siècle, période de relative sécurité et prospérité, sur notre fonctionnement qui interdit tout ajournement de la réalisation des désirs et même sur la scatologie de l'ennui ( «Je m'emm…»).
Il apparaît vite dans ces digressions que le sujet a des liens étroits avec toutes les autres émotions humaines et en particulier avec le sens de la temporalité et l'angoisse de mort. Rien d'étonnant donc à ce que l'hypomanie soit devenue le Saint-Graal de l'homme du XXIe siècle et que, quand l'homme (et la femme) contemporain souhaite plus de vacances, ce ne soit pas pour flemmarder ou lézarder, mais pour s'activer autrement. Car l'inactivité (apparente au moins) n'a pas bonne presse dans notre monde ; quant aux «besoins», qu'il s'agisse de se nourrir, de se divertir, de dormir ou de communiquer, ils disposent de moyens techniques adaptés (du cuisiné surgelé aux mails, en passant par les MP3 et les somnifères) pour être assouvis dans l'instant.
Et tout ça pour quoi ? Pour tromper l'ennui et avoir l'impression de maîtriser le temps, parce que le temps, c'est de l'argent, et que l'inactivité nous place immanquablement face à nous-mêmes, avec parfois un sentiment de grand vide intersidéral. C'est idiot en fait, dit en substance le psychiatre ; et contre-productif lorsque l'on ne veut pas perdre de temps !
Bon pour la créativité.
Car, finalement, s'ennuyer est le seul moyen capable de retarder la venue de la Grande Faucheuse, affirme-t-il, non sans humour : «C'est pour cette raison que plus on est vieux, plus on s'ennuie, histoire de gagner encore un peu de temps avant le grand voyage.» Ce spécialiste des troubles du sommeil, lui, trompe son ennui et le nôtre en soulignant à quel point l'espace de l'ennui est à l'image de son temps : «Dans la Bible, l'Evangile, comme dans l'Antiquité gréco-romaine, et plus tard à la Renaissance, un homme, pour être exceptionnel, devait être mélancolique.» Au risque, pour l'homme moderne sommé d'être en permanence actif, souriant et dynamique, d'y laisser son génie ? «Il faut donc sauver l'ennui, le bon, celui qui permet à l'imagination de se développer, à l'introspection de se peaufiner, au cerveau de méditer. Et cela s'apprend très tôt dans l'enfance. Renonçons à l'activisme forcené et systématique quand cela est possible. Laissons nos enfants s'ennuyer. Ils nous en sauront gré… plus tard. “J'sais pas quoi faire ? Qu'est-ce que j'peux faire ?” nous serinent-ils les après-midi pluvieuses à la campagne. La réponse est maintenant validée par la faculté: aujourd'hui, t'as qu'à t'occuper à t'ennuyer! c'est bon pour ta créativité!»
« S'ennuyer, quel bonheur ! », Patrick Lemoine, éditions Armand Colin,184 pages, 17,50 euros.
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