SA MORT, le 20 octobre dernier, devait être la première d'une série noire. Après Antonio B., ingénieur en informatique de 39 ans, marié et père d'un garçon de 11 ans, deux autres salariés du Technocentre de Renault à Guyancourt se sont suicidés dans les quatre mois suivants, d'autres autolyses étant déplorées dans une usine de PSA Peugeot-Citroën, à Charleville-Mézières, et dans une centrale EDF à Chinon. Ces passages à l'acte en milieu professionnel doivent-ils être considérés comme des accidents du travail (« le Quotidien » du 27 février) ? Dans le cas d'Antonio B., la caisse primaire d'assurance-maladie des Hauts-de-Seine a tout d'abord répondu par la négative le 17 janvier. Selon l'avocat de la famille, Me Vincent Vieille, lui-même ancien inspecteur du travail, «ce rejet était intervenu sous la pression de l'employeur, avant même que l'enquête ait pu être conclue. Mais les éléments évidents finalement recueillis ont permis de conclure que cet événement brutal, qui a entraîné la mort, doit être considéré comme un accident du travail.»
Cause accidentelle ou volontaire de défenestration.
Expliquant que le premier refus de la caisse était une «démarche administrative conservatoire», la directrice adjointe de la Cpam, Mme Bintou-Boité, estime que «le décès étant survenu sur le lieu de travail et durant le temps de travail, la présomption de son imputabilité comme accident du travail doit s'appliquer. Dans le cas présent, que la défenestration ait une cause accidentelle ou volontaire, le motif n'intervient ni dans la qualification d'accident du travail, ni dans le calcul des indemnisations versées (40% du salaire brut pour la veuve et 25% par enfant jusqu'à l'âge de 20ans), ni dans les majorations appliquées aux cotisations de l'employeur.»
Le dossier va à présent être porté devant le tribunal des affaires de la Sécurité sociale par la famille, qui poursuit Renault pour « faute inexcusable ». En l'occurrence, argumente Me Vieille, «l'entreprise, comme elle ne pouvait pas ignorer les risques qu'elle faisait courir au salarié, a manqué à l'obligation de prudence et de sécurité qui s'impose à elle». Si elle est reconnue, cette faute entraînera l'augmentation de 25 % des rentes versées aux ayants droit.
Dans l'attente de sa notification, la direction de Renault se réserve de contester la décision de la Cpam. Mais elle «ne nie pas l'existence des défis que doivent relever les collaborateurs» de l'entreprise. Le P-DG lui-même, Carlos Ghosn, interrogé sur les suicides de Guyancourt, à l'occasion de l'assemblée générale du groupe, a reconnu que «des tensions objectivement très fortes» s'exerçaient sur les ingénieurs. «La charge de travail est très forte d'un côté, a-t-il estimé, et d'un autre côté les résultats ne sont pas là. Il faut identifier les situations dans lesquelles nos collaborateurs sont seuls en face des difficultés. Tout collaborateur a droit à l'échec», a-t-il assuré.
C'est dans cet état d'esprit qu'un «plan de soutien aux équipes des ingénieries et du Technocentre» vient d'être approuvé par le comité exécutif de Renault. Il comporte une série de mesures pour «renforcer le management, améliorer les conditions de vie au travail, mieux planifier la charge de travail et optimiser la gestion des compétences».
En pratique, pour faire face aux pics d'activité, 110 spécialistes supplémentaires vont être recrutés, des renforts temporaires sollicités, des programmes de formation vont être intensifiés et chaque unité de travail devra tenir des réunions pour favoriser le dialogue et le soutien des collaborateurs. La direction de la communication refuse cependant de dramatiser et met en avant le «faible turn-over» des cadres de Guyancourt, ainsi que leur «forte adhésion au plan de redressement Objectif 2009».
Risques psychosociaux insuffisamment pris en compte.
Dans l'ensemble, les risques psychosociaux causés par le stress ou la dépression, qui conduisent parfois au suicide, restent insuffisamment pris en compte par les entreprises, selon les experts médicaux qui sont intervenus à l'occasion de la Journée mondiale de la santé et de la sécurité du travail, le 28 avril. Alors que le Bureau international du travail (BIT) estime que 2 200 000 personnes meurent chaque année dans le monde de maladies ou d'accidents liés au travail, la France ne dispose pas de chiffres officiels sur le nombre des suicides liés au travail. Chef du projet « Stress au travail » à l'Inrs (Institut national de recherche et de sécurité), le Dr Dominique Chouanière se déclare «effarée par la façon dont les entreprises dénient la part du travail responsable d'un suicide», alors qu'il constitue un des «signaux d'alerte d'une situation de travail très dégradée, qui demande une réponse d'urgence».
La Sécurité sociale pourrait à l'avenir conférer à davantage de suicides la qualification d'accidents de travail. Selon Me Vieille, un arrêt de la cour de cassation (n° 305 du 22 février) a estimé que la tentative de suicide d'un salarié en arrêt maladie depuis quatre semaines pour un syndrome anxio-dépressif était bien un accident du travail, «l'équilibre psychologique de l'intéressé ayant été gravement compromis à la suite de la dégradation continue de (ses) relations de travail». Cette jurisprudence pourrait, par exemple, s'appliquer à un autre suicide survenu à Guyancourt, en dehors du temps et du lieu de travail.
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