LE GÉNOME HUMAIN a beau avoir été déclaré «patrimoine de l'humanité» par l'Unesco en 1997, environ 20 % de nos gènes appartiennent à des sociétés privées ou à des institutions publiques de recherche. Une étude conduite par deux chercheurs du Massachusetts Institute Of Technology (Cambridge) a établi que près de 4 400 des 24 000 gènes humains étaient protégés par un brevet accordé par l'office américain des brevets (l'Uspto pour US Patent and Trademark Office)*. Pour les détenteurs de ces brevets, nos gènes ne sont ni plus ni moins que des substances chimiques, brevetables en tant que telles. Le fait qu'ils fassent partie intégrante de chacun d'entre nous ne change rien à l'affaire : après tout, l'adrénaline a bien été brevetée en 1903 et l'insuline en 1923.
Depuis Pasteur.
Le système des brevets a été créé de manière à favoriser l'innovation, en permettant aux inventeurs de rentabiliser leurs efforts de recherche et de créativité. Mais, pendant longtemps, le vivant est resté implicitement exclu du champ de la brevetabilité. Une première exception à la règle fut accordée à Louis Pasteur, en 1873. Le scientifique français avait alors pu obtenir un brevet pour une souche de levure destinée à l'industrie de la brasserie. Ce n'est cependant qu'en 1930, avec le Plant Patent Act américain, que la possibilité de breveter des organismes vivants, en l'occurrence des variétés végétales, est devenue officielle. Le champ de la brevetabilité s'est ensuite considérablement élargi dans les années 1980, là encore par le biais d'une réglementation américaine : la société General Electric s'était vu refuser un brevet portant sur une bactérie modifiée, capable de dégrader des hydrocarbures et d'éliminer ainsi certaines pollutions. L'Uspto avait considéré qu'une bactérie était «un produit de la nature non brevetable». La Cour suprême américaine était revenue sur cette décision et avait accordé le brevet, arguant que la production du micro-organisme en question avait nécessité l'intervention de l'homme. A partir de 1987, s'appuyant sur cet arrêt, l'Uspto a donc décidé d'étudier les demandes de brevet portant sur des organismes vivants «issus d'un processus non naturel», tels que des micro-organismes ou des souris de laboratoire génétiquement modifiées. Et, de fil en aiguille, il est rapidement devenu possible d'obtenir une protection couvrant non seulement une invention biotechnologique, mais aussi les gènes liés à cette invention. En d'autres termes, une entreprise qui a mis au point un test de dépistage génétique peut non seulement breveter ce test, mais aussi la séquence du gène sur lequel porte ce test. De même, la découverte d'un gène codant pour une protéine d'intérêt thérapeutique permet d'obtenir un brevet couvrant non seulement l'utilisation de la protéine thérapeutique, mais aussi la séquence du gène qui la code. La frontière entre la notion d'« invention », brevetable, et celle de « découverte », non brevetable, devient dès lors assez floue.
Dans les années 1990, l'Uspto a accordé des centaines de brevets protégeant des séquences du génome humain qui n'étaient associées à aucune application, ni à aucun produit commercial clairement défini : de nombreuses sociétés de biotechnologie ont profité du système pour breveter un maximum de séquences, dans le but unique de revendre leurs droits à des sociétés à même de développer leur utilisation dans le cadre de recherches biomédicales appliquées. Depuis 2001, l'Uspto demande que les revendications conduisant à la protection d'une séquence d'ADN fassent référence à une «utilité spécifique, substantielle et crédible», supprimant théoriquement la possibilité de breveter des gènes sur la base d'applications inexistantes ou fictives. En Europe, la directive communautaire de 1998 concernant la protection des inventions biotechnologiques** précise, quant à elle, clairement que les gènes humains ne sont pas brevetables en tant que tels. Un gène humain ne peut être breveté qu'à condition d'être «isolé du corps humain ou autrement produit par un procédé technique». En outre, une protection ne peut être accordée par l'Office européen des brevets qu'à condition qu'une application industrielle liée à l'utilisation de ce gène soit «concrètement exposée».
Malgré ces ajustements, la brevetabilité du vivant en général et celle des gènes en particulier continue à soulever de nombreux problèmes, aussi bien d'ordre scientifique qu'éthique ou économique.
La recherche freinée.
Alors que les brevets sont censés dynamiser l'économie en incitant à l'innovation, la brevetabilité des gènes aurait plutôt tendance à bloquer la recherche en créant une fragmentation des connaissances et en entraînant des situations de dépendance : il est maintenant clairement établi que l'équation un gène = une fonction est fausse. Un gène est généralement impliqué dans plusieurs processus et les fonctions biologiques nécessitent pratiquement toutes l'intervention synergique de plusieurs gènes. Si différentes entreprises possèdent chacune un brevet protégeant une partie des gènes impliquées dans une fonction, la mise en commun des connaissances et des outils nécessaires à la recherche sur cette fonction devient très compliquée, ne serait-ce que d'un point de vue administratif. Et le budget nécessaire à l'acquisition des licences indispensables à la mise en place de certains programmes de recherche est parfois tout simplement rédhibitoire.
De même, les recherches portant sur des fonctions inédites de gènes brevetés peuvent être handicapées par l'existence d'un brevet : c'est précisément le cas des recherche sur le récepteur CCR5. La séquence codant pour ce récepteur cellulaire a été brevetée en 1995 par l'entreprise américaine Human Genome Science. A l'époque, le rôle majeur de la protéine dans l'infection des cellules humaines par le VIH n'avait pas encore été découvert. Le brevet obtenu par Human Genome Science couvre cependant toute application pouvant découler de l'utilisation de la séquence codant pour CCR5. Ainsi, les médicaments anti-VIH ciblant le récepteur CCR5 ne peuvent être commercialisés sans la licence de Human Genome Science, qui n'est pour rien dans le développement de ces substances thérapeutiques. Ce brevet freine la recherche sur les moyens permettant de bloquer l'interaction entre le virus du sida et les cellules humaines et entraîne une augmentation du prix des médicaments qui sont malgré tout développés.
Riposte européenne.
Toutefois, dans ce genre de situation, des recours juridiques sont possibles, ainsi que le prouve l'affaire BRCA1/BRCA2. Au cours de l'année 2001, en obtenant successivement trois brevets, larges, complémentaires et substitutifs, couvrant sans restriction toutes les techniques de diagnostic de prédisposition au cancer du sein et de l'ovaire se fondant sur l'analyse des gènes BRCA1 et BRCA2, la société Myriad Genetics s'est retrouvée en situation de monopole : tout laboratoire souhaitant pratiquer un test génétique ciblant ces deux gènes devait désormais passer par la société américaine, puisque celle-ci avait en outre pris la décision de n'accorder aucune licence d'exploitation du test de prédisposition. Myriad en a profité pour tripler le prix des tests. Cette situation se heurtant à la conception de la santé publique en France et dans la majorité des pays européens, et risquant d'entraîner une perte d'expertise et de connaissances pour les médecins et les chercheurs du monde entier, trois oppositions aux brevets de Myriad Genetics ont été déposées à l'Office européen de brevets par l'institut Curie, l'institut Gustave-Roussy, l'AP-HP et d'autres organisations européennes. Cette mobilisation sans précédent a abouti à la révocation totale du premier brevet de la société américaine et au rejet de l'essentiel des revendications des deux autres brevets.
* Jensen K et Murray F, « Science », 2005, vol. 310, pp. 239-240 ** Directive 98/44/CE du Parlement européen et du Conseil du 6 juillet 1998 relative à la protection juridique des inventions biotechnologiques A lire : « Le brevet sur le vivant est-il économiquement efficace ? », note de veille du centre d'analyse stratégique du 5 février 2007, disponible en ligne sur www.strategie.gouv.fr.
L'institut Curie organise le 26 juin au soir une conférence grand publique sur le thème « La brevetabilité du vivant : considérations juridiques et éthiques ». Renseignements sur www.curie.fr/home/conferences.cfm.
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