Naissance des messages nutritionnels
Au-delà des définitions, il est intéressant de noter que la perception du plaisir alimentaire au fil des époques, à travers les cultures ou selon les couches sociales, varie radicalement. Ainsi durant des siècles dans les sociétés rurales, le plaisir alimentaire aussi bien des riches (« les gros ») que de la majorité de la population (« les maigres ») était d'ordre « quantitatif » ; il tenait à l'accumulation de viandes sur les tables des élites et à la profusion de victuailles aux fêtes villageoises. Il est devenu « qualitatif » vers le XVIIe siècle avec la naissance de la « nouvelle cuisine », plus raffinée et exclusivement réservée aux riches.
Puis, au début du XIXe siècle, les progrès de la chimie, de la physiologie et de la biologie ont modifié la connaissance et la représentation des aliments, désormais définis par leur composition chimique et leur valeur calorique. Nouvelle science, la nutrition commence à rationaliser les besoins propres aux différentes catégories de populations et à leur faire correspondre des rations adaptées. Ces besoins et ces normes sont d'ailleurs susceptibles de varier selon les époques. Ainsi, après avoir été très valorisée, la viande s'est vu reléguer au deuxième plan ; et ce fut également le cas du sucre ou du beurre. Dès lors les messages nutritionnels – parfois contradictoires – se sont multipliés, apportant une certaine confusion dans l'esprit du mangeur, au risque de gommer la notion de plaisir.
« Mais, à l'inverse, actuellement, un discours convenu dans l'opinion veut que tout ce qui est plaisir soit bon et quiconque a une analyse critique du plaisir passe pour un esprit borné et chagrin, note Jean-Noël Dumont (philosophe, collège supérieur de Lyon). Le plaisir serait une sorte d'hédonisme obligé. Or la philosophie doute que le plaisir soit en lui-même un indice juste du bien. L'idéal du philosophe, c'est celui de l'autonomie du sujet.» Doit-on en déduire que le plaisir alimentaire est un facteur positif lorsqu'il permet au sujet de réguler ses ingestions – lui offrant ainsi un surcroît d'autonomie – ; mais qu'il pourrait être un élément perturbateur s'il venait à répondre à d'autres stimuli que ceux liés aux besoins physiologiques ?
La valeur adaptative du plaisir
Pour le neurophysiologiste, André Holley (Cnrs Dijon), le plaisir a une valeur adaptative qui a permis au cours de l'évolution de trouver la nourriture : le plaisir correspond à l'approche et le déplaisir à l'évitement. La décision de consommer se fonde sur la mémoire – mémoire des consommations passées, mémoire des stimulations sensorielles reçues lors de consommations antérieures, mémoire des conséquences postingestives. De plus, quand le sujet n'a plus faim, l'aliment qui procurait du plaisir cesse d'être désiré et le sujet s'arrête de manger. Ces mécanismes de régulation sont souvent perturbés chez les personnes obèses qui présentent des troubles de la perception du corps, une altération des mécanismes de la satiété et une dysfonction des systèmes du plaisir.
L'approche psychanalytique est, elle aussi, intéressante à considérer. C'est l'excitation causée par l'afflux de lait chaud dans la bouche qui provoque le plaisir originel et le plaisir oral sera le prototype de toutes les sensations voluptueuses que l'être humain va rechercher dans sa vie. C'est aussi la répétition de ce plaisir originel que les mangeurs vont attendre lors de chaque prise alimentaire. La faim suscite le déplaisir et le plaisir lui succède avec le rassasiement. Cependant la satiété pourra-t-elle s'accomplir si la nourriture a été consommée sans plaisir ?
Mais, pour la psychanalyse, l'oralité ne se limite pas au buccal. La tétée s'accomplit dans un bain sensoriel composé de chaleur, de contacts, d'odeurs et de sons, qui pénètrent le corps de l'enfant en même temps que le lait. Le climat affectif dans lequel se déroulent les échanges et l'adéquation du comportement maternel aux besoins du nourrisson sont donc cruciaux pour l'épanouissement affectif ultérieur du sujet et pour son équilibre alimentaire. Au cours de l'éducation nourricière, la mère apprend à l'enfant que la nourriture n'est pas la seule source de plaisir possible et lui fait découvrir que les mots prolongent le plaisir originel et le modifient. Ainsi l'enfant intègre que l'échange avec l'autre (la mère notamment) apporte également du plaisir et découvre les règles de partage et de convivialité.
«Durant les premiers mois de la vie, le plaisir que procure l'acte alimentaire remplit trois fonctions essentielles: calmer les sensations de faim, fournir des expériences sensorielles et établir un lien avec la personne qui nourrit, précise Natalie Rigal (psychologue, université Paris-X). Il a une fonction adaptative.» L'enfant présente une capacité innée d'ajustement calorique et la régulation des quantités ingérées se fait spontanément en fonction des besoins.
Aliment interdit ou aliment récompense
En grandissant beaucoup d'enfants perdent leur capacité d'ajustement calorique ; ils mangent sans avoir faim et risquent de manger plus qu'à leur faim. Il semble que de nombreuses mères – inquiètes de la progression de l'obésité – contrôlent trop fortement l'alimentation de leurs enfants soit en accentuant la pression pour qu'ils mangent (qu'ils finissent leur assiette), soit en condamnant les produits gras et sucrés. Or cette interdiction a des conséquences négatives : elle dérégule les capacités d'ajustement calorique et elle valorise les aliments interdits qui seront surconsommés lorsque l'enfant y aura accès. Ce d'autant que parfois ces aliments « interdits » sont donnés en récompense : « tu auras une glace si tu manges tes épinards ». L'enfant va valoriser encore plus l'aliment qui lui est offert en récompense car il comprend que cet aliment est tellement bon que les adultes estiment qu'il faut le mériter. Mais il pense également que l'aliment qui mérite une récompense pour être mangé doit vraiment être mauvais. Autrement dit, l'enfant va apprendre à détester les épinards et à adorer la glace.
Par ailleurs, des stimuli alimentaires ou non alimentaires de notre environnement peuvent favoriser une consommation détachée des besoins physiologiques (non homéostasique). L'un de ces stimuli est la télévision devant laquelle on mange sans y prêter attention.
«Mais, comme l'explique Michèle Le Barzic, le “trop manger” n'est peut-être pas l'unique cause du “trop peser”. Manger n'est plus une activité vitale qui procure un plaisir légitime partagé, c'est devenu une activité exposant au risque de grossir, d'induire des maladies et de mourir, cela après avoir subi l'opprobre de ses concitoyens par la stigmatisation du corps qui s'écarte des normes. Comment la nourriture pourrait-elle encore être bonne à penser?»
Retrouver le plaisir de manger
En perturbant l'harmonie de la fonction alimentaire, en diabolisant le plaisir oral, la médicalisation intempestive de l'alimentation risque de livrer le mangeur à une violence pulsionnelle qui va faire le lit des troubles du comportement alimentaire. Chez l'anorexique, l'angoisse engendrée par la peur de grossir (ou par des sensations abdominales pénibles) est plus forte que le désir de se faire plaisir. Les boulimiques au début de la crise éprouvent un apaisement et ont du plaisir, mais celui-ci s'estompe vite du fait de la perte de contrôle. La personne hyperphage trouve un certain plaisir à ingérer de grandes quantités de nourriture ; mais la souffrance psychique remplace la satisfaction quand elle s'aperçoit que son comportement lui échappe. Les anorexiques et les boulimiques ont tendance à catégoriser les aliments en fonction des conséquences liées à leur ingestion en termes de santé, de digestion et de gain de poids, paramètres qui occultent totalement le plaisir. Apprendre ou réapprendre le plaisir de manger pourrait être une parade à l'obésité et aux troubles du comportement alimentaire. n
« Le plaisir, ami ou ennemi de notre alimentation ? », colloque organisé par l'Institut français pour la nutrition.
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