SÉRIE NOIRE chez Renault. Raymond D., 38 ans, salarié du Technocentre de Guyancourt, s'est pendu le 16 février, à son domicile, laissant une lettre où il évoque ses difficultés au travail. Son décès est intervenu trois semaines après la marche silencieuse de 600 à 800 salariés (parmi les 12 000 que compte l'établissement), qui rendaient hommage à deux de leurs collègues : le 22 janvier, un technicien de 44 ans, qui travaillait sur la documentation technique de la nouvelle Twingo, retrouvé noyé dans l'un des plans d'eau artificiels qui jouxtent le site ; et, le 20 octobre, un ingénieur de 39 ans, affecté au projet Logan, qui s'est jeté du cinquième étage du bâtiment principal, où sont regroupés les bureaux d'études, en présence de nombreux collègues.
Une autre implantation industrielle automobile défraye aussi cette funeste chronique, l'usine PSA Peugeot-Citroën de Charleville-Mézières ; le 3 février, un ouvrier de maintenance de 31 ans, marié et père de deux enfants, s'est pendu, laissant une lettre d'adieu où, selon la CGT, il invoque ses conditions de travail.
La gendarmerie a ouvert une enquête. «On attend d'avoir quelques éléments qui pourraient nous permettre de soupçonner» que les conditions de travail sont en cause, indique le parquet. Ce suicide «n'est pas dû à des problèmes personnels, mais à des problèmes collectifs, entre autres à l'organisation du travail», affirme d'ores et déjà la CGT, tandis que l'avocat de la famille fait état de «la pression morale que (l'ouvrier) avait subie».
Mais « rien ne démontre qu'il y ait eu une quelconque pression, ou harcèlement», estime pour sa part le responsable de la communication du site, Alain Beaujot, qui précise que des collègues de travail et la hiérarchie, dont les noms étaient mentionnés dans la lettre rédigée avant la mort, font l'objet d'auditions.
«Les 2500 salariés, des ouvriers jusqu'aux dirigeants, vivent actuellement une situation posttraumatique, estime pour sa part le Dr Patrice de Roll, médecin du travail de l'usine depuis 1984. La stupeur est générale. Rien ne pouvait laisser présager un tel passage à l'acte chez cet ouvrier stable et bien noté, considéré comme un bon camarade.»
Dans la lettre qu'il a laissée, il met en cause «de manière haineuse son supérieur n+ 2». Faut-il alors soupçonner un phénomène de harcèlement moral pour expliquer le drame ? Le Dr de Roll dit «ne pas le croire, a priori ». L'enquête devra sans doute vérifier ce contexte conflictuel.
Quant à mettre en cause la pression morale subie par les salariés, le médecin se montre tout aussi circonspect. «Bien sûr, observe-t-il, tout le secteur de la construction automobile est aujourd'hui sous tension et la situation est anxiogène pour beaucoup. Ici même, une radio locale s'est fait l'écho d'un projet de délocalisation en Pologne, mais la nouvelle a été catégoriquement démentie par la direction.»
Des investissements pour améliorer l'ergonomie.
Les conditions de travail se seraient-elles dégradées ? Le Dr de Roll ne le pense pas, qui fait état des importants programmes d'investissement réalisés récemment pour améliorer l'ergonomie. Par ailleurs, «en application des 35heures sans baisse de salaire, la flexibilité du temps de travail a été instaurée sur le site, mais cette réorganisation est entrée en vigueur dès 1999 sans provoquer de plaintes particulières dans le personnel».
En l'absence d'explication évidente, cette mort se trouve donc ressentie d'autant plus brutalement et douloureusement. Peut-on la considérer, à l'instar de certains responsables syndicaux, comme un accident du travail ? «Un suicide est toujours l'aboutissement d'une situation complexe avec une causalité multifactorielle, souligne le Dr de Roll, qui reconnaît que «la question est posée».
Membre CGT du Conseil supérieur de prévention des risques professionnels (une instance paritaire consultative qui siège au ministère du Travail), Jean Hotebourg est pour sa part catégorique. S'exprimant au sujet des trois suicides de Guyancourt, il affirme qu'ils «doivent être considérés au même titre que des accidents du travail», les trois victimes ayant fait l'objet de critiques pour leur travail, devant des collègues. L'uned'elles, précise-t-il, avait quitté son poste de travail «en laissant ostensiblement sur son écran d'ordinateur le résumé de son entretien avec la hiérarchie». Le «harcèlement» infligé par leurs supérieurs serait donc « la goutte d'eau» qui aurait fait basculer les victimes, d'autant qu'une nouvelle méthode «a cours dans l'entreprise, qui consiste à faire des observations au salarié en présence de ses collègues». Les autres syndicats font chorus, invoquant divers éléments liés aux conditions de travail : FO dénonce les «nouveaux environnements de travail» (NET), qui instaurent le télétravail et les bureaux partagés, plusieurs salariés occupant à tour de rôle le même bureau, ce qui, dans un contexte de travail intense, ne fait qu'ajouter inutilement de la gêne au personnel».
Pour la Cfdt, ce «signal d'alarme et de désespoir doit être pris en compte, alors que, avec le Renault Contrat 2009, on assiste à une augmentation forte de la charge de travail, à une course aux délais et au développement d'une activité de plus en plus complexe».
Moins catégorique, la délégation CGC, tout en soulignant que «le suicide a souvent des causes multiples», se dit consciente que «le travail peut tuer» et note que «le technicien qui s'est suicidé travaillait sur le projet Laguna, qui a près d'un an de retard», et qu'il «subissait des pressions sans doute exercées par Renault pour que le modèle sorte en temps voulu».
Plusieurs interprétations possibles.
«Evidemment, face à des sujets d'une telle complexité, plusieurs interprétations sont possibles, observe un haut fonctionnaire du ministère de l'Emploi, qui regrette l'absence d'études de son administration sur le sujet et estime à «quelques cas par an» le nombre des passages à l'acte dans le milieu professionnel. «Chacun d'eux, précise-t-il, fait l'objet d'analyses et d'enquêtes approfondies du Chsct (comité d'hygiène et de sécurité et des conditions de travail), de la Drtefp (Direction régionale du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle), de la Sécurité sociale, voire du parquet, comme c'est le cas à Guyancourt et à Charleville-Mézières.Mais la preuve d'un lien entre les conditions de travail et le passage à l'acte suicidaire ne semble pas avoir été apportée à ce jour dans aucun dossier.»
«En cas d'accident de travail, souligne Robert Piccoli (sous-direction des conditions de travail au ministère de l'Emploi), les déclarations doivent être effectuées dans les 48heures par l'employeur, selon des formulaires pour lesquels aucune rubrique n'est prévue en cas de suicide. La nomenclature de la Sécurité sociale est significative d'un manque de renseignements à la source qui aboutit au défaut de statistiques de la Cnam (Caisse nationale d'assurance-maladie).»
Pour améliorer la culture de prévention et faciliter les procédures de réparation, un chantier devrait donc être ouvert au sein du Conseil supérieur de prévention des risques professionnels, sur la connaissance du stress dans l'entreprise et sa dimension accidentogène. En attendant, les médecins du travail restent en première ligne. A Charleville-Mézières, à la demande de la direction, le Dr de Roll a dû faire appel en urgence à une psychologue, qui a organisé plusieurs groupes de parole. Lui-même se tient à la disposition des salariés qui viennent lui exprimer leur sentiment de malaise.
> CHRISTIAN DELAHAYE
L'Observatoire du stress de Renault
Longtemps cité comme modèle social, Renault est aujourd'hui en butte aux critiques syndicales qui dénoncent ses méthodes de management. L'entreprise se signale cependant par l'existence d'un Observatoire du stress qu'elle a mis en place dès 1998 avec l'Institut français d'action sur le stress. Chaque salarié qui passe la visite médicale se voit proposer de répondre à un questionnaire informatisé, avec une vingtaine de questions qui permettent de le situer sur une échelle de perception du stress, qui va de 10 à 50. Un entretien lui est ensuite proposé avec l'un des 52 médecins du travail de l'entreprise, lui-même formé à la problématique du stress.
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