C’EST PRESQUE une manie chez lui, Val aime bien se situer en coupe, dans l’histoire humaine et la phylogenèse. Ainsi se plaît-il à faire surgir les étapes qui, de l’huître à l’homme, conduisent à la conscience de soi par laquelle l’homme se libère de l’instinct. Et surtout, il tient beaucoup au passage inaugural qui transforme le rut brutal de l’animal en amour humain qui met beaucoup de raffinement dans le fait de différer la satisfaction sexuelle.
Dans l’histoire événementielle, il y a des périodes accélératrices : la Renaissance est l’une d’elles. Elle consiste, dit Val, «à s’approprier le monde au détriment de Dieu, à affirmer que le savoir est une liberté pratique…». Spinoza surgit comme la synthèse du bouillonnement de la Renaissance et d’une philosophie du désir. Le philosophe hollandais est le premier à partir de ce qui nous meut : le Conatus, mouvement par lequel nous progressons dans la joie et acquérons une plus grande puissance d’agir. A condition d’éviter les passions tristes : peur, colère, mélancolie qui restreignent notre puissance d’agir.
Un autre moment clé de l’histoire de l’esprit humain est représenté par la psychanalyse et son génial créateur. A partir de Freud, le sexe de la femme n’est officiellement plus destiné seulement à faire des enfants et à satisfaire le désir masculin, «mais il réintègre le reste du corps comme élément d’accès à la jouissance érotique». Non seulement cette jouissance est légitimée, mais le maître de Vienne établit que son absence est douloureuse et pathologique. La conscience réflexive, précisément, peut s’installer dans le manque ou l’espoir dans la mesure où elle s’évalue à l’aune de ce qu’on a raté ou ce qu’il est nécessaire d’accomplir pour que ma vie soit heureuse ou réussie.
Le pouvoir maléfique de l’espèce.
Mais l’espèce ne connaît guère la mise en cause d’elle-même, elle est une force qui ne peut connaître que la brutale satisfaction. Un jour, dans un camp de concentration, un officier SS exigea que trois musiciens juifs exécutent un trio de Schubert. Après avoir semblé très ému par la performance, le nazi fit envoyer les musiciens à la chambre à gaz.
Cet homme est un instrument exemplaire de l’espèce selon Val, il prend brutalement sans se soucier de ce qui produit la culture. Il ressemble à quelqu’un qui adorerait les pommes, mais ferait brutalement raser tous les pommiers. Le vrai désir de culture consiste au contraire à aimer aimer, l’attitude qui enveloppe la conscience de soi.
Le capital de sympathie dont Philippe Val jouit à juste titre ne doit pas masquer une certaine gêne devant ce livre qui, dans sa forme, ressemble un peu trop à une enfilade des chroniques hebdomadaires d’icelui.
Plus ennuyeux est le rôle dévolu à cette puissance maléfique que l’auteur nomme l’espèce. Convertie en entité perfide affublée d’une majuscule, sujet hypostasié que l’auteur présuppose à l’oeuvre derrière toutes les horreurs du monde (un peu comme certains voient partout « le marché », ce concept ne semble rien recouvrir de très scientifique).
Dans le même ordre d’idées, voir dans l’horreur nazie l’instrument type de l’espèce décimant méthodiquement les plus faibles, c’est aussi se condamner à ne plus analyser en détail le surgissement spécifique de ce totalitarisme.
Que Spinoza nous incite à éviter les passions tristes peut déboucher sur plus de joie, mais qu’un esprit de gauche tienne à affirmer un darwinisme social, présenté comme une évidence, peut à bon droit inciter à la mélancolie.
« Traité de savoir survivre par temps obscurs », de Philippe Val, Grasset, 239 p., 16,50 euros.
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