CELA FAIT maintenant des mois que la Commission européenne attend la réponse du gouvernement de la France à la mise en demeure qu’elle lui a adressée le 5 avril 2006 concernant la réglementation et la législation applicables aux laboratoires d’analyses médicales. Cette initiative fait logiquement suite à une plainte déposée le 11 janvier 2005 auprès de la Commission par des groupes financiers internationaux, où l’on retrouve des biologistes et des fonds de pension internationaux (« le Quotidien » du 20 juin 2005). Les plaignants reprochaient à la France et à son gouvernement de dresser des obstacles à leur entrée dans les sociétés d’exercice libéral, notamment à vocation de santé, et d’aller ainsi à l’encontre de la réglementation européenne.
En cause, la loi du 31 décembre 1990 sur les sociétés d’exercice libéral (SEL), qui prévoit que plus de la moitié du capital social et des droits de vote d’une SEL exploitant un laboratoire d’analyses médicales doit être détenue par des professionnels exerçant au sein de la société, et surtout le décret du 17 juin 1992, qui, dans son article 11, réduit à un quart au plus le capital qui peut être détenu par des personnalités extérieures à la profession. Quant à l’article 10 du même décret, il interdit à des personnes physiques et morales de détenir des participations dans plus de deux SEL.
Manifestation d’autorité.
Cette mise en demeure envoyée au gouvernement français en avril n’avait, curieusement, donné lieu à aucune réponse de sa part, ce que lui reprochent d’ailleurs vertement les biologistes. Tant et si bien que Bruxelles a dû intervenir plus autoritairement en décembre dernier, en adressant un « avis motivé » (voir encadré) aux autorités françaises et en leur laissant deux mois, jusqu’au 12 février 2007, pour fournir les arguments qui justifient l’exception française. Car, en l’occurrence, il s’agissait bien, semble-t-il, d’une exception, puisque la plupart des pays de l’Union n’ont pas de réglementation limitant la participation de capitaux extérieurs à la profession. La Belgique est, à cet égard, le dernier pays qui semble s’être mis en conformité avec les réglementations de Bruxelles.
Du point du vue des autorités européennes, la législation française est un obstacle à l’exercice de la liberté d’établissement prévu à l’article 43 du traité de Rome.
Pour la majorité des biologistes qui, depuis des années, militent pour que l’exception française soit conservée, le danger dépasse l’exercice de leur profession : c’est l’ensemble du monde de la santé qui est concerné par cette affaire, affirment-ils. Ils n’ont d’ailleurs pas prêché dans le désert, puisque, après l’Ordre des pharmaciens qui a fait parvenir un argumentaire au secrétariat général des Affaires européennes (Sgae) qui dépend du Premier ministre, l’Ordre des médecins est à son tour monté au créneau. Il s’est inquiété de la position de Bruxelles et a averti le gouvernement – et notamment le ministre de la Santé – du danger à bouleverser la réglementation et la législation actuelles. Une telle modification, explique l’Ordre dans une lettre à Xavier Bertrand, «si elle était suivie par le gouvernement, mettrait toutes les structures libérales de soins à la merci de groupes financiers et sonnerait le glas de la médecine libérale».
Inquiétude du monde médical.
Le président de la Csmf, le Dr Michel Chassang, dit, lui aussi, toute son inquiétude dans une lettre également envoyée au ministre de la Santé. Il y affirme que «la position européenne est gravissime (...) Elle aurait pour conséquence de faire passer les laboratoires, puis les cabinets libéraux des professionnels de santé sous le contrôle total de groupes financiers, dont le profit est la principale motivation, allant ainsi à l’encontre du principe d’indépendance professionnelle et financière qui est la clé de voûte de toute profession libérale».
De son côté, l’Union nationale des médecins spécialistes (Umespe), qui regroupe l’ensemble des médecins spécialistes de la Csmf, et dont l’un des vice-présidents est le Dr Claude Cohen, également président du Syndicat des médecins biologistes, doit consacrer une large part de sa prochaine réunion à ce problème. Il est vrai que les spécialistes, et notamment les spécialistes à plateaux techniques importants, comme les radiologues, mais aussi les gastro-entérologues ou les cardiologues, qui ont de plus en plus tendance à monter des SEL, peuvent se sentir menacés par l’injonction de Bruxelles.
Si le monde médical est inquiet, le monde officinal ne l’est pas moins. Bien au contraire. Ainsi, notre confrère « le Quotidien du Pharmacien » rapporte la crainte exprimée par les officinaux, pour qui cette «remise en cause des limitations d’investissements extérieurs dans les SEL faciliterait l’arrivée de groupes financiers».
De leur côté, les internes de médecine et de pharmacie font circuler des pétitions pour s’opposer à toute modification de la réglementation et de la législation.
Il reste qu’un changement ne fait pas peur à tout le monde. Un certain nombre de biologistes, pour ne citer qu’eux, participent maintenant depuis plusieurs années (« le Quotidien » du 28 juin 2005) à des opérations montées par des groupes financiers et bancaires (Unilabs, Labco, et une filiale de la Générale de Santé, la plus importante chaîne de cliniques en France) sans qu’ils s’en trouvent vraiment malheureux et que ne soit mise en danger, disent-ils, leur indépendance. En outre, le récent et parfois sévère rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) sur la biologie mettait en garde la profession. «Les évolutions en cours au niveau européen, écrivaient les rapporteurs, montrent que la Commission européenne ne se satisfera plus d’arguments monolithiques relatifs à l’indépendance des biologistes et aux objectifs de santé publique, face au principe de libre concurrence.» L’Igas regrettait aussi l’aspect protectionniste de la France en la matière.
Débat décisif.
Pour la majorité des biologistes, cet avertissement est à prendre en compte. Et beaucoup craignent que le gouvernement français ne les ait guère défendus dans son argumentaire envoyé à Bruxelles. «Le gouvernement actuel, qui n’a plus que quelques semaines à vivre, indiquent-ils, n’a aucun intérêt à engager le fer avec la Commission de Bruxelles. Il a tout avantage à botter en touche.» Une crainte largement partagée que n’ont pas dissipée les autorités françaises en s’abstenant de divulguer leur argumentaire. Même aux premiers intéressés.
La crainte de beaucoup d’acteurs du système de santé qu’un terme soit mis à la «nouvelle exception française» pourrait donc être fondée. Ce qui explique le mouvement de protestation qui est en train de monter et devrait se traduire dans les tout prochains jours par un appel à la mobilisation. Mais les partisans d’un changement dans le sens souhaité par ceux qui ont saisi la Commission de Bruxelles ne sont pas décidés à laisser dire et à laisser faire. Le débat est en tout cas capital.
Qu’est-ce qu’un « avis motivé » ?
Un « avis motivé » est une demande d’éclaircissement de la part de la Commission à un Etat membre, dont elle estime qu’il ne respecte pas le droit européen. Le pays concerné doit répondre à la Commission soit en argumentant pour maintenir sa législation, soit en la modifiant. Si les arguments avancés par le pays ne sont pas jugés convaincants, ou s’il ne répond pas, la Commission peut traduire le pays concerné devant la Cour de justice européenne, à Luxembourg : une éventuelle condamnation du pays le force alors à mettre sa législation litigieuse en conformité avec le droit européen.
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