La désignation de l'appartenance nationale par des sobriquets tels que « Frogs » pour les Français, « Rosbifs » pour les Anglais ou « Macaronis » pour les Italiens témoigne de l'existence d'identité nationale en matière d'alimentation. Or cette identité, plus ou moins forte selon les pays, l'est particulièrement en France où la notion de goût a une grande importance et où la « gastronomie » est parfois considérée comme un sport national.
Dans le domaine du goût alimentaire, la sensorialité occupe une place importante, la question étant de savoir quel est le poids de la culture nationale dans l'apprentissage des préférences alimentaires. Mais la perception d'un aliment ne se réduit pas à la dimension sensorielle. Les sensations se voient attribuer un sens. Une construction mentale donne une signification aux messages sensoriels, en les situant et en les rattachant à des expériences et à des visions du monde (souvent du domaine de l'inconscient et de l'irrationnel). La culture religieuse, sociale et nationale peut ici intervenir.
Un apprentissage social
Qui plus est, à côté de l'apprentissage psychophysique, il existe un apprentissage social et culturel des normes qui fixent l'univers des saveurs, des intensités ou des aliments comestibles, admissibles, agréables ou souhaitables. Ces règles modulent les dispositions innées, telles que l'attirance pour les saveurs sucrées chez les nouveau-nés et leur rejet de l'amer. Les dégoûts alimentaires apparaissent eux aussi comme des produits de la sociabilisation. Ainsi sont intégrées ou rejetées les normes culturelles d'une société ou de groupements sociaux plus restreints ; le goût et le dégoût mettent en jeu un double mécanisme d'intégration et de différenciation sociales.
Jean-Vincent Pfirsch s'est appuyé sur la comparaison des préférences alimentaires des Français et des Allemands pour tenter de déterminer le poids de la culture nationale dans ce domaine. En France, on discute nourriture, y compris et surtout lorsque l'on est en train de manger. Avoir du goût, c'est être en mesure d'appréhender sensoriellement des aliments, mais aussi être capable de verbaliser et de faire partager ces sensations. L'échange a lieu sur fond de références normatives et esthétiques communes.
Des visions différentes des produits animaux
J.-V. Pfirsch souligne la forte esthétisation des goûts français, mais aussi leur caractère concret : ils s'intéressent directement aux aliments. Les Allemands, eux, se sentent concernés par la sécurisation du mangeur, la certification des aliments et le respect des normes ; ils insistent également sur le repas comme temps de « pause ».
Par ailleurs, la préoccupation diététique (recherche d'une alimentation saine) ou idéologique (alimentation « naturelle », influence du bio), qui se développe actuellement dans la plupart des pays occidentaux, n'influe pas de la même manière sur les goûts en France et en Allemagne.
Le cas des nourritures d'origine animale est instructif des différences entre les deux pays. En France, le point de vue gustatif prédomine, alors que, outre-Rhin, l'animalité de l'aliment se heurte à un rejet dont les fondements sont cognitifs, moraux ou idéologiques. En effet, en Allemagne, la référence à l'origine animale, vivante, des produits carnés est souvent source de dégoût ou de malaise. Ainsi, quand on examine les consommations alimentaires des deux pays, on observe que les viandes hachées et la triperie, le porc et les plats préparés, les oeufs, du côté allemand, s'opposent au veau, au boeuf, aux autres viandes de boucherie, aux poissons et aux crustacés du côté français. En effet, reconnaître l'animal ou l'origine animale du contenu de son assiette n'a pas une connotation négative dans notre pays. Les Français ont une certaine appétence pour les « fruits de mer » ou pour la viande saignante.
Les produits laitiers présentent eux aussi une intéressante opposition entre les deux pays : les laits condensés ou en poudre et la crème fraîche, surconsommés en Allemagne, s'opposent aux fromages très appréciés des Français.
Aliments « vivants » ou « édulcorés »
Les yaourts et les laitages apparaissent par rapport aux fromages comme une variante édulcorée, aseptisée, modernisée, des produits laitiers. Ils évoquent la douceur, la pureté, l'hygiène, la fraîcheur, alors que le fromage - surtout sous sa forme « traditionnelle » ou « artisanale » - évoque la vigueur, la présence de bactéries, la fermentation ou les odeurs affirmées, bref, un produit vivant.
Mais la tendance générale est à la douceur. Les fromages eux-mêmes sont plus « frais » et moins « faits ». Ils deviennent plus doux et moins odorants. Les laitages, tels que les yaourts, souvent sucrés, se développent de façon spectaculaire depuis les années 1960, notamment en France.
« Parmi les aliments d'origine clairement non animale, les céréales offrent un prolongement particulièrement intéressant à ce qui a été dit des viandes, des poissons et des fromages », souligne P.-V. Pfirsch. Surtout en Allemagne, les produits céréaliers représentent une alternative essentielle à la consommation de produits animaux. Il existe une très grande variété de pains et de produits de boulangerie.
De même, les « légumes secs ou transformés » ; les « conserves de fruits » et les « fruits secs ou à la coque » sont davantage consommés en Allemagne, alors que les Français préfèrent les « légumes frais » (carottes, tomates, choux-fleurs ou autres légumes à l'exception des pommes de terre) et les « fruits frais ».
Par ailleurs, J.-V. Pfirsch souligne un point de divergence entre les deux pays d'un tout autre ordre ; il s'agit de la perception des Français et des Allemands de leur identité alimentaire.
Identité nationale ou régionale ?
Du côté allemand, c'est la région qui apparaît comme le facteur de différenciation le plus fort, le deuxième facteur étant la place occupée par l'individu dans la société. Pour les Français, c'est la nationalité qui constitue le facteur de différenciation le plus puissant ; l'âge arrive en seconde position (loin derrière), puis l'appartenance sociale.
Toutefois l'identité alimentaire nationale, très forte en France, n'exclut pas la notion de « terroir », également très présente dans notre pays. Elle s'applique aux volailles, aux fromages ou aux vins.
Conférence donnée par Jean-Vincent Pfirsch (Observatoire sociologique du changement, CNRS-Sciences Po) dans le cadre de la Journée Identités et altérités alimentaires organisée par l'APRID (Association des praticiens pour l'information en nutrition et diététique) et le journal de psychiatrie « Nervure ».
A lire : « la Saveur des sociétés » de Jean-Vincent Pfirsch, éditions Presses Universitaires de Rennes, 1997.
Certains aiment les escargots, d'autres les insectes
Les ethnologues soulignent la diversité des normes et des valeurs concernant la consommation des produits carnés, leur sélection ou leur mode de préparation. Ils notent cependant le fait qu'aucune culture ne considère comme comestible l'ensemble des produits animaux qui, biologiquement, sont mangeables.
Par exemple, le cheval, le lapin, l'escargot ou la grenouille ne sont pas considérés comme comestibles par bien des cultures, mais ils le sont en France. A l'inverse, les insectes (fourmis, abeilles, guêpes, mites, cafards, larves, etc.) ou les chiens sont consommés dans de nombreux pays, mais provoquent le dégoûts des Français.
Le poulet est, de loin, l'animal consommé par le plus grand nombre de pays. Arrivent ensuite les bovins, le porc et les poissons ; les moins fréquemment considérés comme comestibles sont : la tortue, le zébu, le chien ou le rat.
Dr D. C.
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature