« C'est terrible de dire : "Je suis pour la guerre", mais il n'y a pas d'autre solution. » Celle qui s'exprime ainsi a pourtant vécu, à Kaboul, la capitale afghane, tous les événements qui ont déchiré son pays depuis l'invasion des Soviétiques en 1979 : la guerre, commencée en 1978 avec le coup d'Etat communiste, entretenue par l'invasion soviétique un an plus tard, ininterrompue malgré le retrait des troupes d'URSS en 1992 et la chute du gouvernement communiste. Sous l'effet des rivalités claniques, l'Afghanistan a connu un nouveau bain de sang jusqu'en 1996, puis la répression exercée par le régime taliban.
Le Dr Nilab Mobarez, femme afghane de 41 ans, a vécu la guerre dans toute son atrocité. Elle était professeur à l'université de Kaboul, spécialisée en chirurgie plastique et réparatrice. « Je suis la quatrième femme chirurgienne d'Afghanistan », précise t-elle. Jusqu'en 1989, l'année durant laquelle elle fuit Kaboul et le régime communiste pour Paris, elle « passe sa vie à l'hôpital, à opérer ». « Des nuits blanches à séparer les morts des blessés dans les camions qui affluent vers l'hôpital. »« Je montais dans le camion, raconte-t-elle. Les morts restaient. Les blessés étaient triés, par terre, selon la classification de la chirurgie de guerre (quatre groupes distincts formés par ceux qui peuvent attendre et ceux que l'on commence à opérer). »
Chirurgie de guerre
La guerre a peu à peu mené le parcours de Nilab Mobarez : « Je fais partie des fondateurs de la chirurgie réparatrice en tant que spécialité en Afghanistan. Nous avons démarré en 1986. Là-bas, la chirurgie plastique, c'est la chirurgie de guerre. Avec toutes les mines anti-personnel qui truffent les terrains, il y avait du boulot. » Elle se souvient : « Je me sentais utile. Je faisais quelque chose contre la guerre. C'était une fuite vers la paix, une espèce de thérapie. D'ailleurs, les seuls qui étaient satisfaits de leur vie à ce moment-là, c'étaient les anesthésistes et les chirurgiens. Nous, nous avions notre bistouri. Sans médicaments, les autres médecins étaient démunis. »
Dans le café parisien où elle rencontre « le Quotidien », le Dr Mobarez peut donc « imaginer ce qui se passe aujourd'hui dans (son) pays » et se déclare « malade de rester ici ». Elle habite en France depuis 1989, a obtenu son inscription à l'Ordre des médecins en 1998 et exerce en tant que médecin attaché au service des urgences chirurgicales du CHR de Pontoise. A temps partiel désormais, pour mieux se consacrer à la cause de son peuple.
Plastic City
Elle imagine ainsi fort bien la détresse des Afghans, notamment des 900 000 déplacés de l'intérieur que la sécheresse a poussés sur les routes depuis deux ans. « Ces populations démunies de tout survivent dans des conditions effroyables à l'intérieur de camps de fortune où les plus chanceux s'entassent à plusieurs familles sous des bâches plastiques, d'où leur surnom de Plastic City », décrit-elle, ajoutant qu'à ce tableau, il faut maintenant ajouter les bombardements, la peur, les blessés, les morts. Malgré cela, le Dr Mobarez soutient la guerre, sans laquelle la situation en Afghanistan « aurait pu durer encore vingt-cinq ans ». « Cette intervention, je la vois comme celle du chirurgien qui prend un bistouri pour ouvrir : c'est un geste violent, mais il a pour but de sauver. » En revanche, elle réclame l'ouverture « en urgence » de couloirs humanitaires : « Il faut un couloir rapidement avec intervention au sol. Il n'y a pas d'autre solution et il serait temps de la mettre en uvre. Tout le monde connaît depuis longtemps la situation des déplacés dans le pays. L'aide humanitaire, on aurait même pu l'acheminer avant de commencer la guerre. » Eloquente, la chirurgienne estime que la communauté internationale s'engage dans un conflit d'une ampleur « comparable à la Deuxième Guerre mondiale, d'un point de vue humanitaire ». Comme beaucoup, elle considère que les largages de vivres effectués par les Américains « ne sont pas efficaces ». Pour trois raisons : « Tout le monde a oublié les 10 millions de mines sur le sol afghan et que les gamins sautent sur les mines pour chercher les sacs. Par ailleurs, 67 000 sacs pour 900 000 réfugiés, c'est dérisoire. Enfin, le beurre de cacahuètes, la population ne connaît pas. »
Un dispensaire dans le Panjshir
Cependant, le Dr Mobarez regarde devant elle. Combattante, elle informe et elle agit. En 2000, elle a créé l'association Bactriane* à Paris, avec l'objectif de défendre les droits des femmes et des enfants en Afghanistan et dans la diaspora, apportant notamment une aide médico-sociale. A son initiative, un premier dispensaire de soins maternels et infantiles vient d'ouvrir dans la vallée du Panjshir, à Bazarak, zone sous contrôle de l'Alliance du Nord. L'association entend apporter une aide directe aux 70 000 réfugiés (10 % des réfugiés de l'intérieur) qui ont rejoint cette région ainsi qu'à la population locale. Selon l'Organisation mondiale de la santé (OMS), le taux de mortalité infantile est, en Afghanistan, de 185 pour 1 000 et de 257 pour 1 000 en ce qui concerne les enfants de moins de 5 ans. Selon le Dr Mobarez, « un quart des enfants meurent avant l'âge de un an de problèmes simples (diarrhées, malnutrition) ». Quant à la mortalité maternelle, elle est de 17 pour 1 000. Le centre de Bazarak fonctionne avec huit personnes (au lieu des 15 prévues), toutes afghanes, dont un gynécologue à temps partiel, un pédiatre, une assistante sanitaire, chargée de la santé primaire (c'est-à-dire qui délivre des règles d'hygiène de base). Le financement est uniquement assuré par des dons. Pour le moment, l'association parvient tout juste à rémunérer ses salariés. « Nous n'avons pas encore de laboratoire. Il nous faudrait une ambulance, explique le Dr Mobarez. Mais surtout, il nous faut des médicaments. Le budget annuel pour des médicaments s'élève à 260 000 F environ. Nous n'avons à ce jour reçu aucune réponse des laboratoires pharmaceutiques que nous avons sollicités. »
Le Dr Mobarez compte se rendre au dispensaire tous les trois mois. La dernière fois qu'elle a rendu visite à son équipe, c'était la veille de l'assassinat du commandant Massoud, « être exceptionnel » qu'elle admire. Elle l'avait rencontré plusieurs fois à Paris. Elle a suivi ses funérailles et elle « n'en revient toujours pas qu'il ne soit plus là ». Il l'avait plusieurs fois soutenue dans son combat, lui avait demandé de « faire plus encore ». La plupart des femmes qui demandaient des visas au commandant Massoud voulaient faire soigner à l'étranger des problèmes gynécologiques. « J'ai un sacré boulot devant moi, reconnaît le Dr Mobarez , mais je vais y arriver. »
* Vous pouvez soutenir par vos dons l'association Bactriane en adressant un chèque au siège de l'association : 6, rue Sédillot, 75007 Paris, tél. 01.40.62.99.06, e-mail zaranka@worldonline.fr
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