Délavés par le soleil, des messages de soutien aux soignants de l’hôpital public flottent encore, ici ou là, accrochés aux balcons. Draps blancs immenses, comme la clameur qui durant près de 60 jours s’est élevée des fenêtres à l’heure nationale du JT du soir, le temps d’un confinement inédit. Deux mois d’ovations, ininterrompues, à la mesure d’une crise sanitaire qui a vu les professionnels de santé monter au front comme un seul homme, foin d’une vertigineuse – d’aucuns diront, coupable – impréparation.
Les larmes aux yeux
Près d’un Français sur quatre y a participé personnellement, selon le baromètre Carnet de santé du 17 avril, réalisé par Odoxa pour la Mutuelle Nationale des Hospitaliers (MNH). Le Pr Karine Lacombe, chef du service des maladies infectieuses de l’hôpital Saint-Antoine à Paris, se souvient d’un soir de mars, alors qu’elle rentrait chez elle à vélo, sur le coup de 20 heures : « Les rues étaient désertes, la ville comme morte, et c’était incroyable de voir tous ces gens aux fenêtres. Je me disais que c’était pour moi, j’en avais les larmes aux yeux ».
Aujourd’hui, la claque s’est tue, mais les sondages sont là pour rappeler ou dire encore que la gratitude populaire reste intacte, flirtant avec des scores à même d’accrocher les nuages.
Le plein de confiance
« La cote d’amour dont bénéficient les personnels de santé est absolument dingue », note Gaël Sliman, président d’Odoxa. La popularité des infirmiers et infirmières est au plus haut, avec 97 % de bonnes opinions, dont 63 % de très bonnes. Quant aux médecins, ils capitalisent 96 % de bonnes opinions, la part des inconditionnels se montant à 56 %. « Les soignants ont toujours été très aimés, reprend le sondeur. Mais l’épidémie a réussi ce qui semblait impossible : faire mieux encore. »
Mi-avril, au plus fort de la crise, les Français déclaraient faire unanimement confiance (97 %) aux soignants pour lutter contre le coronavirus. Un record à mettre en regard avec la défiance qui s’est inversement exprimée à l’endroit de l’exécutif tricolore, l’un des plus décriés d’Europe. Enquête Ipsos-Cevipof à l’appui, seulement 38 % des Français se disaient, début mai, satisfaits de l’action du gouvernement, contre 74 % en Allemagne et (même) 61 % au Royaume-Uni.
Les acteurs-clés de demain
Politiques versus soignants : les moyens alloués aux hôpitaux sont jugés très insuffisants par 89 % des personnes interrogées, selon le baromètre Odoxa. Conséquence cruelle, plus des trois-quarts des Français (76 %) estiment que l’État aurait pu mieux faire pour éviter la propagation de l’épidémie et la mortalité qu’elle a générée. Au risque de sonner l’hallali, ces derniers chiffres, fournis par l’étude Kantar pour la Fondation ARC pour la recherche sur le cancer. Consacrée à l’image de la recherche médicale et des chercheurs, elle a été publiée en avril dernier.
Que nous apprend-elle ? Que les médecins (71 %) et les chercheurs scientifiques (70 %) sont les acteurs que les Français souhaitent voir jouer un « rôle primordial » dans la société de demain. Ils devancent largement les enseignants (47 %) et les chefs d’entreprise (26 %). Les responsables politiques pointant, pour leur part, à la 5e place avec 24 % d’opinions favorables. La messe est dite. Même si les intéressés semblent pour leur part garder la tête froide. Une enquête en ligne réalisée par la société de placement Medelse auprès de 1 100 de ses adhérents médecins et soignants, révèle que 69 % des professionnels de santé sondés ne pensent pas qu'un tel soutien de la société à leur égard va perdurer.
Le modèle professionnel réhabilité
Pour l'heure, cette confiance s’explique sans doute par l’engagement dont les soignants, en général, et les médecins, en particulier, ont fait preuve durant la phase aiguë de l’épidémie. Dedans bien sûr, face aux patients, mais dehors, aussi, face caméra. De mémoire d’ancien chef de service des maladies infectieuses de l’hôpital de la Salpêtrière, François Bricaire n’a pas souvenir d’avoir jamais connu « une telle présence de médecins dans les médias ».
l « Le modèle professionnel, c’est-à-dire l’expertise et l’engagement moral, a retrouvé ses lettres de noblesse par rapport au discours managérial sur la rationalisation des services de santé, analyse François-Xavier Schweyer, sociologue et professeur de l’École des hautes études en santé publique (Ehesp). La crise a montré qu’on ne peut pas gérer des problèmes sanitaires sans engagement et sans valeur. »
La grande séance de rattrapage
De ce point de vue, l’épidémie a également marqué la réhabilitation de l’hôpital public et de l’ensemble de ses personnels. « Durant la crise, l’hôpital public a été le cœur battant du système de santé, souligne Rachel Bocher, chef du service de psychiatrie du CHU de Nantes et présidente de l’intersyndical nationale des praticiens hospitaliers (INPH). Il a su faire preuve de réactivité, d’adaptabilité et de flexibilité. »
En un mot, il a été capable de se convertir. Logique de soin contre logique comptable : « Il faut rendre nécessaire ce qui est possible », lance le Pr Bocher, comme un slogan d’antan. « Après des années de grogne et de revendications restées lettre morte, c’est la grande séance de rattrapage », résume François-Xavier Schweyer alors que le Ségur de la santé rentre dans sa deuxième semaine.
L’hospitalier et le libéral
Si les médecins hospitaliers ont capté, à juste titre, toute la lumière au plus fort de la crise, les libéraux, à commencer parles médecins de premiers recours, ne sont-ils pas les grands absents de cette avant-scène médicale ? « On ne peut pas dire qu’il y ait eu un grand intérêt médiatique pour les professionnels de santé des soins primaires ou ambulatoires, euphémise le Dr Luc Duquesnel, président des Généralistes-CSMF. Certains d’ailleurs en ont pris un peu ombrage, en pensant aux confrères de la région du Grand Est, montés en première ligne sans être protégés. »
François-Xavier Schweyer met d’ailleurs en garde contre « le risque d’installer la figure héroïsée des hospitaliers comme le modèle de demain » : « C’est très bien de leur rendre hommage, mais il ne faut pas que l’enthousiasme qui se manifeste empêche le jugement, car ce dont le pays a besoin, c’est d’une médecine coordonnée, avec une approche pluriprofessionnelle ». Pour le dire autrement, la réforme du système de santé ne se réduit pas à la T2A.
Boîte à outils numériques
Et c’est d’autant plus vrai que la crise sanitaire a été un accélérateur considérable pour l’appropriation d’un certain nombre d’outils numériques, dont ceux de la télémédecine. Suivi des patients suspects Covid-19 ou assistance à la patientèle âgée polypathologique, avec le concours des infirmières : la téléconsultation, sous toutes ses formes, s’est déployée sur le mode express.
« Si les médecins libéraux, et notamment généralistes, ont consenti à ce travail d’apprentissage et d’adaptation, il faut souligner que l’Assurance maladie a rendu solvable toutecette activité », relève François-Xavier Schweyer. Fort de la reconnaissance des patients, le Dr Duquesnel en est persuadé : « Coronavirus ou pas, cette réorganisation professionnelle ne va pas s’arrêter du jour au lendemain ».
Attentes et exigences
« Tous ces chantiers vont demander des investissements, observe ce médecin. Qui en sera le bénéficiaire, là est la question. Des arbitrages devront être faits entre l’hôpital et l’organisation des soins primaires, et ça ne va pas être facile. » Or s’il y a bien un point sur lequel les médecins s’accordent tous, c’est l’impossible retour en arrière. Le Covid-19 a inoculé cette certitude : « La santé est devenue centrale », synthétise le Pr Philippe Juvin, chef des urgences à l’hôpital européen Georges-Pompidou, à Paris. Ce qu’atteste le baromètre Ipsos du 20 mai pour l’association Datacovid, qui rapporte que pour 59 % des Français, l’épidémie aura des impacts forts sur l’importance qu’ils accorderont dans les prochains mois à leur santé.
Ne pas être déçus, mais ne pas décevoir non plus. « Certes, les médecins sont indispensables, mais faut-il encore qu’il y en ait, rappelle François-Xavier Schweyer. Nombre de territoires en manquent, et ça ne concerne pas seulement lesgénéralistes, mais également les spécialistes, en ville et à l’hôpital. À cet égard, les exigences de fond sur l’accès aux soins demeurent. » Et si la confiance, au bout du compte, ça obligeait aussi.