Troubles de la mémoire avant l’Alzheimer

Un assemblage particulier de peptides Aß est identifié

Publié le 15/03/2006
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LA MEMOIRE décline souvent avec l’âge ; on attribue ce déclin à des modifications des fonctions synaptiques plutôt qu’à une perte neuronale. A la suite de ces troubles mnésiques, certains sujets développent une maladie d’Alzheimer. Une perte de mémoire peut, en effet, précéder une maladie d’Alzheimer quinze ans avant le diagnostic.

L’équipe de Karen Ashe (Sylvain Lesné et coll.) a cherché à comprendre les causes des troubles de la mémoire précédant l’Alzheimer. Pour cela, elle a travaillé sur des souris Tg(APPSWE)2576Kahs (que nous appellerons plus simplement souris Tg2576), qui expriment le variant APP (Amyloid beta Precursor Protein) humain lié à la maladie d’Alzheimer. Ces souris Tg2576 développent de nombreuses caractéristiques neuropathologiques de la maladie d’Alzheimer, y compris des plaques amyloïdes, des neurites dystrophiques et des modifications inflammatoires. Toutefois, ces souris ne présentent ni enchevêtrement neurofibrillaire, ni perte neuronale, ni atrophie macroscopique. Elles peuvent donc être un bon modèle pour l’étude des stades précliniques de l’Alzheimer, avant le diagnostic de démence ou la perte neuronale.

De ces souris Tg2576, on sait déjà que : à moins de six mois, elles ont une mémoire normale et pas de signe neuropathologique ; entre six et quatorze mois, elles ont des troubles de la mémoire, mais pas de perte neuronale ; à plus de quatorze mois, elles ont de nombreuses plaques bêta-amyloïdes.

«Chez les souris Tg2576, soulignent les auteurs, comme chez d’autres souris APP-transgéniques, il y a de solides arguments qui indiquent que l’amyloïde bêta (Aß) est responsable du déclin mnésique lié à l’âge. Toutefois, il y a de nombreux éléments paradoxaux concernant les relations entre l’Aß et le déclin cognitif, ce qui suggère un rôle complexe pour Aß dans les troubles cognitifs. Par exemple, chez les souris Tg2576, la mémoire spatiale décline de façon modérée, mais significative, à partir de six mois, puis reste stable pendant sept à huit mois. Toutefois, aucun candidat Aß mesuré jusqu’à présent ne correspond au déclin mnésique observé à six mois et à la stabilité cognitive observée ensuite. Donc, nous sommes devant un paradoxe: une rapide augmentation d’Aß, molécule jugée responsable de la perte de la mémoire, n’est associée à aucune modification de la mémoire. Une solution est alors d’envisager l’existence d’assemblages d’Aß solubles altérant la mémoire, que nous avons appelés Aß* (Aß star) et que nous avons cherché à identifier chez la souris.»

Aß star 56.

Pour chercher cet Aß* chez des souris Tg2576 âgées de 4 à 25 mois, les auteurs ont appliqué une procédure d’extraction. Pour eux, les Aß* devaient répondre à deux critères : premièrement, leur apparition devait coïncider avec la perte de mémoire à six mois. Deuxièmement, leur taux devait rester stable chez les souris d’âge moyen (de six à quatorze mois).

Sans entrer dans les détails, les auteurs ont trouvé que les déficits mnésiques observés chez les souris Tg2576 âgées de six à quatorze mois sont provoqués par l’accumulation d’un assemblage d’amyloïde bêta soluble d’un poids moléculaire de 56 kDa, qu’ils sont appelés Aß*56 (Aß star 56) (composé de 12 peptides Aß 1-42).

Dans un deuxième temps, les chercheurs ont purifié de l’Aß*56 provenant du cerveau de souris Tg2576 atteintes et l’ont administré à de jeunes rats. Résultat : cela provoque des troubles de la mémoire spatiale chez ces rats. «Nous proposons que l’Aß*56 altère la mémoire indépendamment des plaques ou de la perte neuronale et peut contribuer aux déficits cognitifs associés à la maladie d’Alzheimer», concluent les auteurs.

« Il n’est pas étonnant que cela ait pris du temps. »

Dans un éditorial associé, Richard Morris (Edimbourg) et Lennart Mucke (San Francisco) rappellent la propension du peptide Aß à exister sous une variété de complexes qui semblent différer, non seulement dans le nombre de peptides qu’ils comportent, mais aussi dans leur conformation globale et leur activité biologique. «Dans un ordre croissant de complexité, Aß peut exister sous forme de monomères (un seul peptide par unité) , de dimères (paires) , trimères (trios), oligomères (plusieurs unités) , sous forme de structures transitoires appelées protofibrilles, de grandes fibrilles plus stables et de mélanges de fibrilles hautement compactées et de petits agrégats (plaques amyloïdes) . Pour compliquer les choses, ces différents assemblages peuvent être liés à une variété d’autres structures au sein d’un environnement complexe moléculaire ou cellulaire au niveau du cerveau. Il n’est pas étonnant que cela ait pris du temps pour déterminer quel assemblage est le plus étroitement lié au déclin cognitif (...) Les auteurs montrent que l’Aß*56 se forme à l’extérieur des cellules et qu’il peut être un groupement de 12 peptides Aß –bien que l’origine exacte et la structure atomique de cet assemblage restent à découvrir et il se peut qu’il existe d’autres constituants que l’Aß.»

«Comme de nombreuses découvertes, ajoutent les éditorialistes, les résultats de Lesné et coll. soulèvent des questions. L’Aß*56 peut-il être détecté dans d’autres modèles APP avec déficit mnésique? Quelle est la relation entre Aß*56 et les oligomères Aß détectés dans le liquide céphalorachidien des patients atteints d’Alzheimer? Ces assemblages Aß sont-ils des biomarqueurs fiables pour un diagnostic précoce, pour le suivi de la progression de la maladie et l’évaluation de nouveaux traitements? Ces assemblages Aß constituent-ils eux-mêmes des cibles pour des interventions thérapeutiques plus efficaces? Enfin, comment perturbent-ils la fonction neuronale?»

« Nature », vol. 440, 16, 16 mars, pp. 352-357 et 284-285.

> Dr EMMANUEL DE VIEL

Source : lequotidiendumedecin.fr: 7920