La santé en librairie
Chaque volume peut se lire indépendamment des autres, souligne l'éditeur. Et de fait, on peut certes s'attacher à caractériser « la nature du mal que les hommes appellent maladie », à préciser la validité du « savoir utilisé par le médecin », ou à dessiner les spécificités de la relation « soignante », dans trois ouvrages distincts, faisant appel à des disciplines diverses et à des argumentations indépendantes.
Ainsi, analyser le concept de maladie renvoie dans un premier temps au « corps-objet dysfonctionnant » du modèle biomédical, qui possède une efficacité indiscutable et aboutit aux fameux « facteurs de risques ». Fort utiles à la science médicale, ceux-ci sont cependant aptes à se transformer en pratique en « machine à normativiser, à inquiéter, (en) arme supplémentaire pour le pouvoir médical ».
Mais la maladie est aussi un objet d'étude pour les sociologues et les anthropologues, d'une part, pour les philosophes, d'autre part. L'un, le sociologue Freidson, décèle dans « l'étiquette de maladie une qualification morale dont la plupart des médecins sont inconscients », d'autres, telles Claudine Herzlich ou Janine Pierret, soulignent le lien entre la maladie et « l'interruption de l'activité professionnelle et familiale ». Les travaux de Canguilhem, et après lui les philosophes américains, et en particulier ceux de Kay Toombs, atteinte d'une sclérose en plaques, ont rendu à « l'expérience vécue par celui qui en est atteint » une place centrale dans la définition de la maladie. Le mal que représente alors la maladie apparaît « beaucoup plus complexe et plus profond que ne le laissent imaginer les représentations biomédicales dominantes », car c'est « la totalité du moi qui est atteinte (à des degrés divers) dans sa possibilité de s'estimer, et non seulement le corps-objet ».
L'auteur, remontant aussi loin que possible aux « sources du mal dans l'expérience de la maladie », distingue, à côté de la diminution des « pouvoir-être » qu'elle provoque, le rôle éventuellement aggravant des significations socialement données à certaines maladies, du déficit d'assistance à la « souffrance non biomédicale » et de certains comportements des soignants et des proches. « Plus la maladie est chronique, et interfère donc avec l'existence, et plus d'autres sources de mal (que le mal proprement organique) s'y ajoutent et très souvent dominent », ajoute l'auteur. Ce dernier voudrait aussi défaire le lien qui se noue si aisément dans l'esprit des malades entre faute et maladie.
La justification du savoir
C'est avec le même soin, la même acuité, qu'Alain Froment va s'interroger dans le deuxième volume sur « la justification du savoir qui guide les décisions thérapeutiques », autrement dit sur les interférences entre médecine scientifique et médecine soignante. Son analyse rigoureuse et exigeante de ce que l'on peut appeler science et de la façon dont se construisent les « énoncés thérapeutiques » devrait ouvrir des horizons à la plupart des médecins, leur formation étant bien légère en matière de critique des données scientifiques. Si l'auteur souligne le caractère toujours relatif de ces données, il ne s'agit pas pour lui de les englober dans un scepticisme général, mais bien de déterminer, pour chaque type d'entre elles, le degré de confiance et d'importance que le soignant doit leur accorder pour assurer sa fonction.
Et ce faisant, Alain Froment met en évidence le fossé qui sépare la finalité du scientifique, valorisée à l'excès dans les hôpitaux publics, de la finalité du soignant. En donnant « la primauté au monde théorique, d'où la souffrance est absente, ou au mieux abstraite », l'optique scientifique peut perdre de vue cet impératif absolu que donne l'auteur au soignant, celui de « toujours considérer un autre homme comme une fin en soi ».
Au service du soigné
A partir de cet impératif, la conception que l'auteur se fait de la médecine soignante va se trouver amplement développée dans le troisième livre. Plutôt d'ailleurs que de « médecine soignante », notion encore centrée sur le médecin, l'auteur va se focaliser sur la « rencontre soignante ». Les « modèles relationnels » établis au cours des dernières décennies par des sociologues et des philosophes américains, axés sur le « rejet du paternalisme » et sur la restitution d'un maximum d'autonomie au malade, ne satisfont pas totalement l'auteur. Alain Froment élabore donc un modèle d'une grande exigence, fait d'une « relation soignante qu'on pourrait dire d'homme à homme ». L'homme-médecin, conscient de sa propre finitude et de l'interférence de ses intérêts personnels et de ses convictions avec ses attitudes et ses choix de soignant tout autant que de la vulnérabilité du soigné, met au service de ce dernier, non seulement toutes ses compétences techniques et ses connaissances justifiées, mais respect, estime, et même amour. C'est à ce prix, dans des « situations de souffrance morale intense », que le soigné pourra « s'estimer et... s'aimer assez pour que la vie ne soit plus une torture et qu'il puisse encore lui faire face ». C'est la condition pour que le soigné puisse participer efficacement, comme seul détenteur de la réalité de sa maladie, aux décisions qui le concernent.
On peut donc se limiter au premier tome pour peu que l'on s'interroge sur cette notion de maladie si volontiers abusivement rattachée à des descriptions biomédicales. Au deuxième si l'on souhaite approcher de plus près les possibilités et les limites des apports scientifiques à la médecine soignante. Au troisième, enfin, si l'on a pour préoccupation cette délicate rencontre entre médecin et malade. Mais il se dégage de l'ensemble une grande unité, à partir de l'intention première que l'auteur, soignant avant tout, donne à tout soignant, soit « la priorité absolue » qu'il convient pour lui de « donner constamment au bien du soigné concret qui se confie à lui », un bien « tel que le soigné le conçoit », informé avec autant de justesse que possible par le soignant. La gageure peut paraître difficile à tenir, mais ne peut laisser indifférent.
Alain Froment : « Maladie, donner un sens » (235 pages, 120 F, 18,29 euros), « Médecine scientifique, médecine soignante » (267 pages, 120 F, 18,29 euros), « Pour une rencontre soignante » (226 pages, 120 F, 18,29 euros), Editions des archives contemporaines (c/o CPI, 9, rue du Château-d'Eau, 75010 Paris).
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature