CE TRAVAIL se fonde en grande partie sur les archives de police, procès-verbaux de plaintes et interrogatoires, les mains courantes de l'époque. Il emprunte aussi à des quidams, observateurs à leur fenêtre, mi-oisifs mi-curieux, qui jetaient sur le papier leurs croquis sociaux. Sur un plan théorique, cet essai s'avoue tributaire de Norbert Elias, qui décrit dans « la Société de cour »* les manières des différents groupes sociaux. Mais il doit beaucoup à la grille de lecture de Michel Foucault**. Si les corps des pauvres sont observés par les pouvoirs dominants avec la supériorité entomologiste que l'on imagine (les « odeurs »…), ils déterminent aussi chez eux méfiance et ségrégation. Ces corps de fous enfermés à partir du XVIe siècle dans de multiples asiles sont les ancêtres des corps des pauvres dont la force gesticulatoire inquiète les puissants.
Avant tout, Arlette Farge construit son récit, elle le légitime en mettant implicitement en cause l'historiographie du XVIIIe siècle. Celle-ci demeure très générale lorsqu'elle appréhende les conditions matérielles de la vie du peuple, aucun détail ne manque à la liste des aliments consommés, ni à la description des rythmes du travail. Mais le corps est curieusement escamoté, ce corps dont les philosophes ont montré qu'il n'était pas une collection d'organes-outils, mais le véhicule hypersensible de notre « être-au-monde » et des émotions. C'est là le coeur du livre : le peuple en a à revendre, d'autant que, si le pouvoir politique cherche à modeler, à brimer les corps, ces derniers réagissent sur lui quand Paris se met en colère.
Le bien le plus précieux.
Or le corps, dit l'auteur, est le bien le plus précieux des pauvres, parfois le seul. Immergés sans distance dans la dureté sociale, ils font de leur corps une zone de réactivité immédiate, un agent social. En face de ce type de corporéité se dresse dans ce siècle marqué par la recherche du bonheur et du plaisir le corps plein d'aisance du riche, en donnant à aisance son double sens, à la fois financier et d'élégant rapport distant avec le monde. Le corps « aisé » va vers les choses, les appréhende et les manipule avec un corps harmonieux. Trouble-fête, gêne ou signifiant de façon indécente, le corps populaire «fait voler en éclats l'objectivité du monde».
Et l'auteur de l'immerger et de le décrire dans son milieu : la rue. Elle est souvent étroite, on s'y bouscule, on s'y touche, on s'y interpelle, et se découvre la réciprocité du geste et de la parole, Arlette Farge décrit de façon très suggestive ce maelström de cris et de peaux mêlés, où on ne sait plus trop s'il s'agit d'étreintes amoureuses ou d'agressives bousculades, on est à fleur de neurones et parfois l'union se crée tout à coup sur le dos des représentants de l'ordre. Il nous est par exemple raconté comment, en 1750, la police reçut l'ordre d'enlever et d'enfermer des enfants d'artisans jugés trop agités. Plusieurs quartiers s'unissent alors pour obtenir le retour des enfants, mais surtout casser le cadre et le temps de l'autorité : au temps «linéaire et monolithique qu'est censée vivre la personne royale en son corps divin», on oppose le corps convulsif qui brise le rythme calme et oppressif de l'autorité.
Ainsi arrive-t-il que le corps des pauvres fasse peur. Ceux que l'on avait contraints à révérer le corps du roi peuvent tout à coup haïr et devenir offensifs, c'est le célèbre coup de canif de Damien écorchant Louis XV en décembre 1757.
Mais, déjà, la peur pouvait naître de l'entassement, conséquence de ruelles étroites, de l'habitat misérable générateur de pénibles promiscuités. Il n'est pas jusqu'aux déformations et blessures liées au travail qui ne puissent effrayer les puissants et leur faire détourner les regards. Sans compter la hantise de la foule, puissance toujours suspecte de débordements, de régression brutale vers l'émotion primaire et incoercible. Tableau que Gustave Le Bon systématisera dans sa « Psychologie des foules » en décrivant inconsciemment la foule comme on décrivait la femme.
Remarquable livre, qui, sous le brillant d'une culture de progrès et de liberté, fait entendre peut-être le bruit et la fureur, mais aussi la sourde plainte des « classes dangereuses ».
« Effusion et tourment. Le récit des corps », d'Arlette Farge, éditions Odile Jacob, 240 p., 23,50 euros.
* Calmann-Lévy, 1974.
** « Histoire de la folie », éd. Plon, 1961. « Surveiller et punir », éditions Gallimard, 1975.
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