PAR DAVID CAUSSE*
« Les Brutes en blanc ». Le titre de l’ouvrage de Martin Winckler a ému plus d’un médecin dévoué à sa noble tâche, et empathique avec les patients qui lui confient leurs soucis de santé. Pour interpeller les professionnels de santé dans leur ensemble – les médecins sont une composante très importante mais pas unique de notre système de santé – il eût sans doute été plus juste et plus intéressant d’être beaucoup moins généralisateur dans le titre. En tout état de cause, soyons hélas assurés que pour beaucoup d’autres organisations publiques ou privées que des établissements de santé, il serait possible aussi parfois de titrer : « Des brutes en costume-cravate ».
Naturellement, la profonde vulnérabilité liée à l’inquiétude d’un diagnostic, à la maladie avérée ou au handicap, accentue terriblement l’impact des attitudes, actes ou propos inappropriés ou désobligeants. « Cela sent le sapin », s’est un jour entendu dire une connaissance par son oncologue hospitalier. Tout récemment, une toute jeune enfant de mes proches s’est éteinte dans des conditions comportementales — bien plus que médicales — qui font regarder le bout de ses chaussures au directeur d’hôpital de formation que je suis. Hélas, toute profession comporte son lot de personnalités difficiles, pour ne pas employer d’autres qualificatifs réservés à des spécialistes médicaux aguerris. Mais les vraies questions qui demeurent – au-delà de la poussée et de la contre-poussée médiatiques immédiates issues de cet ouvrage de Martin Winckler, au titre trop radical — semblent plutôt être : qu’est-ce qui fait ou fera qu’une personne compétente et normalement attentive aux autres dans son rôle de soignant ou de socio-éducatif, ou encore de gestionnaire, va s’avérer inappropriée, voire violente avec autrui, de manière durable, et parfois à son insu ?
Un doute s’impose naturellement pour chacun quant à la perception adaptée de nos propres actes, propos et attitudes à l’égard d’autrui — et a fortiori de personnes largement méconnues au premier abord dans leurs sensibilités et cultures. Mais au-delà de la singularité individuelle, il est probable que certaines caractéristiques d’organisations produisent plus de risques de dérapages que d’autres, et viennent alors user, voire enlever ce « si fragile vernis d’humanité » des uns et des autres, pour citer ici le très beau livre, et aussi un très beau titre, de Michel Terestchenko.
Quels pourraient être les contextes augmentant le risque d’attitudes inappropriées ou violentes ? Cette question devient alors notre vrai sujet de préoccupation et d’action. Car la prévention pourrait être de mise, non ? Cette identification est d’importance pour éviter le principal danger pour notre système de santé, bien au-delà de tous chiffres, indicateurs et autres dimensions technicistes : une relation déshumanisée avec nos concitoyens malades ou vulnérables.
Exercice professionnel solitaire ou travail en équipe:
À l’évidence, l’existence de tiers qui permettent de nous tenir à l’écart d’une relation simplement duale, laquelle peut plus vite virer au duel, fait œuvre préventive. C’est une tendance profonde d’évolution de la médecine de ville comme des prises en charge en établissement de santé que d’évoluer vers des pratiques pluri-professionnelles. Tant mieux. Il reste à en faire une priorité de méthode, dans la conception de la formation initiale et continue.
Caractère monopolistique d’une activité de soins et d’accompagnement, ou existence d’alternatives possibles pour nos concitoyens malades, âgés ou en situation de handicap:
La liberté de choix ne se résume pas à un beau principe constitutionnel. La possibilité de choisir est certainement la première garantie de qualité et de satisfaction pour les usagers. Et sans doute aussi de leur confiance : il est en effet difficile de concevoir plus bel oxymore qu’une « confiance obligatoire ». Il y a évidemment des équipements de soins rares et coûteux, qui appellent une concentration des ressources rares, humaines et financières, comme les unités pour grands brûlés ou les unités pour malades difficiles en psychiatrie. Mais point trop n’en faut. Et chaque monopole technique ou territorial consenti par l’État devrait comporter un examen de conscience préalable puis récurrent : est-il ou sera-t-il effectivement possible pour l’État et ses services de contrôler les effets indésirables de ce monopole, voire de revenir en arrière si besoin ?
Isolement ou ouverture des établissements aux échanges et coopérations :
L’isolement intellectuel ou géographique des équipes est un facteur d’étiolement de la qualité professionnelle et de la vigilance éthique quant aux postures adoptées par tel ou tel. Il est de nombreuses manières de compenser un isolement – par exemple de localisation — par exemple par une politique volontariste de formations communes avec d’autres équipes, ou dans des échanges avec des stages par comparaison.
Taille des équipes et des établissements :
La très grande taille des équipes et des établissements n’est hélas pas toujours synonyme de pratiques pluridisciplinaires ou pluriprofessionnelles. Au-delà d’une certaine limite, les silos et les enclos reprennent leurs droits : les identités partielles voire partiales se reconstituent tandis qu’il devient impossible aux uns et aux autres de se faire une idée globale de l’organisation au sein de laquelle ils travaillent, de ses objectifs et de ses contraintes, parfois même de sa « raison d’être » au service des usagers et de leurs proches. Sur 30 ans d’expérience hospitalière, sociale et médico-sociale, j’ai observé une seule véritable constante de management : le risque d’absentéisme croit de manière proportionnelle avec la taille des organisations. C’est le symptôme d’une difficulté croissante pour chacun à y penser sa place et son importance personnelles, et aussi d’une déliaison avec les confrères ou collègues impactés par une absence évitable. Cela renvoie aussi à la figure du directeur d’établissement et du médecin-responsable de pôle ou de service : la taille de l’établissement ou de l’équipe leur permet-elle de jouer leur rôle, vis-à-vis de chacun des usagers et de leurs proches, comme de tous les salariés ? Sont-ils raisonnablement accessibles et peuvent-ils tenir leur place à la fois de garant, d’arbitre et parfois de recours ?
Bien entendu, le collègue qui dirige cet établissement universitaire où vient de s’éteindre cette petite lumière essoufflée par la maladie — et définitivement soufflée par des comportements sidérants — « n’y peut rien », comme on dit parfois. Il en va sans doute de même du médecin chef de pôle : « Il y a tant à faire, et on ne peut être partout ».
On défend son établissement, c’est normal, c’est le rôle. Mais on ne sait plus ce qui s’y passe jour après jour ; on ne sait plus vraiment ce que l’on défend. « Ne rien pouvoir y faire » est sans aucun doute une excuse tout à fait valable à titre individuel. Mais « ne rien pouvoir y faire » est en réalité… tout le problème au plan collectif, à l’échelle nationale.
Alors, il y a sans doute beaucoup d’autres contextes et dimensions à considérer pour que les organisations hospitalières et médico-sociales de demain demeurent ce qu’elles doivent être en premier lieu : humaines et humanisantes. Mais la « passion » très spécifiquement française pour le gigantisme hospitalier, universitaire ou en vastes regroupements hospitaliers, est un facteur de monopoles techniques et territoriaux, comme de contextes et comportements individuels et collectifs qui apparaissent de plus en plus difficiles à maîtriser ou réguler. Cette « passion française » pour les très grands ensembles hospitaliers mérite sans doute d’être réinterrogée aujourd’hui, dans ses finalités comme dans ses modalités.
* Professionnel connu du secteur hospitalier et médico-social au plan national, David Causse s’exprime ici à titre personnel. Il propose, avec son regard expert, une réflexion de fond, inspirée par un évènement dramatique survenu dans sa sphère familiale.
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