Les critères de choix des menus
Ainsi, dans un rapport publié en 2000, l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa) souligne qu’à la vue de l’ampleur du marché économique de la restauration scolaire – estimé en 1998 à près de 4 milliards d’euros – « le facteur d’équilibre nutritionnel n’est pas toujours le seul critère sur lequel les gestionnaires de restaurant vont s’appuyer pour décider de la composition des menus ». En outre, l’élaboration du déjeuner des enfants d’âge préscolaire et scolaire reste à ce jour fixée par la circulaire du 9 juin 1971 relative à « la santé scolaire et la nutrition de l’écolier ». A l’époque, un certain déséquilibre alimentaire était déjà pointé du doigt : « insuffisance d’apport calorique, carence en protéines animales, rareté ou absence de produits laitiers ou de crudités » étaient autant de carences régulièrement signalées. Aujourd’hui, des insuffisances de produits laitiers et un excès récurrent de matières grasses demeurent dans une majorité des choix de menus, selon le rapport de l’Afssa. « Une forte utilisation de produits transformés dans les menus se fait au détriment de la qualité nutritionnelle par une diminution des protéines à bonne valeur biologique et par une augmentation des lipides. »« Si la prévalence de l’obésité de l’enfant est en augmentation constante sur le territoire français, il n’existe toutefois à ce jour aucune étude susceptible d’établir un lien de causalité entre ce phénomène et les déséquilibres alimentaires signalés en restauration scolaire », tient pourtant à préciser le rapport.
L’élaboration d’un menu de cantine scolaire ne semble néanmoins pas une entreprise des plus évidentes. Dans un contexte de désaffection des cantines amorcée depuis 1989, la nécessité de rendre accessible la demi-pension au plus grand nombre peut pousser certains gestionnaires de restauration scolaire à diminuer le coût des repas et des matières premières, au détriment parfois de l’équilibre nutritionnel. En outre, il est d’autant plus difficile d’assurer un équilibre alimentaire dans le menu des cantines que le goût des élèves tend à privilégier des aliments aux valeurs nutritionnelles parfois discutables. Ainsi, les aliments à haute valeur nutritionnelle, comme les légumes verts, sont souvent boudés des élèves qui leur préfèrent, lorsque la cantine souvent organisée en self leur en donne le choix, des produits plus « séduisants », mais de moindre intérêt nutritionnel.
Plébiscite des plats en sauce
Une récente étude de Christine César, sociologue à l’Inserm, nous renseigne notamment sur ce qu’aiment vraiment les élèves à la cantine. Cette dernière met ainsi en valeur l’idée de sophistication des aliments, pour expliquer, par exemple, le goût des élèves pour les plats en sauce au détriment de plats « plus natures ». «La présence de sauce joue comme le signe d’une cuisson attentive, d’une élaboration complexe. Un plat est ainsi moins apprécié des élèves s’il est perçu comme ne réalisant qu’une juxtaposition d’éléments de la nature. Plus les aliments sont liés par la cuisson, plus ils sont transformés, et plus ils sont appréciés par les élèves.» La sauce reste donc un élément régulièrement plébiscité par l’ensemble des publics de la cantine. «Les sauces froides condimentaires, comme la moutarde, la harissa, le ketchup, jouent comme des relais, des passeurs identifiables. Ces sauces déjà connues permettent en effet de gommer ou de souligner certains traits d’un aliment et ainsi de se familiariser avec lui en douceur. Les sauces chaudes sont liées à un plat et offrent alors une quintessence de mijoté et donc du travail investi.» Pour les élèves, les crudités et les fruits ont un statut plus contrasté dans la hiérarchie des mets proposés. Si l’appréciation est valorisante pour les entrées chaudes (friands, beignets), les entrées issues de transformation (charcuterie…) ou les gâteaux, les entrées froides (crudités, salades) sont rationnellement pour le cuisinier un poste de travail lourd en temps, alors même qu’elles apparaissent pour les élèves comme de simples aliments de la nature qui n’incarnent que très peu de travail. Aliments qu’ils ont d’ailleurs tendance à délaisser.
Loin de fustiger la fréquence d’un recours à la sauce, la sociologue y voit en somme un élément essentiel de l’apprentissage des saveurs et de la domestication des goûts. «Peu d’établissements élargissent cette palette de base, si bien que la présence d’huile d’olive ou d’autres sauces condimentaires comme le curry ou le soja demeure très rare. Or sauces et condiments variés devraient être lus comme des moyens d’aménager le goût, de faire encore plus de place à une éducation interculturelle en favorisant des possibilités pour que chacun puisse accommoder à sa sauce son repas.»
L’influence du milieu social
Pour Christine César, qui a mené son travail de recherche sur l’alimentation des préadolescents dans des collèges de type ZEP en Seine-Saint-Denis, la question de la culture alimentaire et de son éducation reste un élément clé dans l’élaboration du goût de l’élève. Son étude a permis de mettre au jour des logiques sous-jacentes aux phénomènes de fréquentation-défection des cantines. Selon la sociologue, la fréquentation de la cantine scolaire suit ainsi moins la hiérarchie des revenus que le capital culturel scolaire des ménages. Pour Christine César, la hiérarchie des repas se révèle intimement liée à l’intégration dans l’institution scolaire. «Si l’on accepte que les élèves sont inégalement distants à l’univers scolaire, il est alors possible de comprendre que les jugements sur la cantine et ses menus soient contrastés et que certains –les plus intégrés– s’en accommodent plus durablement et que les moins intégrés n’y adhèrent pas.»
L’étude démontre que les enfants des classes défavorisées se révèlent plus massivement externes que les enfants des classes supérieures ou moyennes. Mais contrairement aux idées reçues, la sociologue souligne que ces désaffections résultent souvent davantage d’un choix lié à une inadéquation des attentes alimentaires que d’une contrainte d’ordre purement économique. «Les anciens rationnaires (1) convoquent souvent le registre de la quantité, et plus exactement du défaut de quantité, pour fustiger les menus de la cantine. Ils réclament comme une nécessité d’avoir des aliments consistants qui tiennent au corps. Ils n’aiment généralement pas ce qui est léger, à l’instar du poisson, du chou-fleur ou des épinards, et préfèrent davantage les pâtes ou les frites. Il faut accepter que, pour une population massivement touchée par les effets de la précarisation des conditions de vie, le budget alimentaire des ménages offre une source de flexibilité qui cherche à répondre à la question: comment éliminer le sentiment de faim à moindre coût? Il semble que la pression économique doive d’abord être dépassée pour que puisse se développer chez les familles et, donc, s’intégrer chez leurs enfants un autre type de préoccupations portant à d’autres choix alimentaires.»
L’apprentissage du goût
La question du déséquilibre nutritionnel dans les menus des cantines scolaires est donc une réalité qui ne doit pas faire oublier l’absolue nécessité d’un apprentissage du goût qui gagnerait réellement à s’intégrer dans l’éducation des jeunes, en dehors de simples campagnes événementielles liées aux Semaines du goût. En effet, malgré les critiques, la cantine d’aujourd’hui ne propose pas uniquement des aliments gras ou à faible valeur nutritionnelle. Bien au contraire, mais encore faut-il lorsqu’on est enfant ou adolescent être éduqué de telle façon qu’on soit attiré autant par le poisson, les crudités que les frites ou les friands. n
(1) Les rationnaires sont les élèves demi-pensionnaires allant à midi à la cantine
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