GYNECOLOGUE A PARIS, bénévole dans plusieurs ONG (MSF, MDM...), le Dr Bernard Guillon a fini par monter sa propre structure, l'Association pour le développement de la santé des femmes*. « Une création acquise de vive lutte à l'encontre d'un dogme toujours vivace, aussi bien parmi les ONG que dans les administrations, locales ou nationales : la santé des femmes précaires ne nécessiterait pas une prise en charge spécifique. La femme précaire serait en somme un homme précaire comme un autre. »
« Faux ! », s'insurge le spécialiste, qui, depuis des années, s'efforce de faire reconnaître la légitimité d'une démarche adaptée. Demain, dans le cadre de la Journée scientifique de l'observatoire du Samusocial de Paris**, il présentera à l'appui de ses convictions les résultats de l'enquête « Les femmes en grande précarité, féminité, risques et accès aux soins gynécologiques », une étude qualitative menée depuis trois ans auprès d'une quarantaine de femmes, âgées de 20 à 60 ans, qui fréquentent les centres d'hébergement du Samusocial de Paris (enquête réalisée avec la sociologue Dolorès Pourette, Ined/Inserm unité 569).
Les femmes qui ont été interrogées témoignent toutes des multiples violences qu'elles ont subies et qui ont fini, à force de maltraitances, parfois dès l'enfance, d'abus sexuels, de violences conjugales et autres agressions physiques, de rejet familial en stigmatisation sociale, par perdre leur logement. Ces femmes ont une estime et une image d'elles-mêmes soumises à rude épreuve. En l'absence de toute possibilité de vie intime, leur corps, constamment exposé au regard extérieur, notamment à celui des hommes, s'altère. Malgré tout, certaines femmes parviennent à s'adapter aux conditions de vie de la rue pour préserver un peu de leur féminité, soit en la voilant, dans un souci de protection, soit, au contraire, en la réinvestissant dans un but de revalorisation sociale, parfois par des grossesses, réelles ou imaginaires.
La grossesse sans aucun suivi.
« La grossesse, c'est précisément le premier souci concernant les femmes à la rue, souligne le Dr Guillon ; selon les données collectées par le Samusocial, et qui corroborent les nôtres, elles sont 1 500 femmes qui, chaque année, accouchent en région parisienne. Ces femmes n'ont fait l'objet d'aucun suivi durant leur maternité. Et il n'est pas rare qu'au neuvième jour qui suit l'accouchement elles soient renvoyées à la rue, avec leur bébé. A ce jour, aucun hôtel maternité n'a été conçu pour les accueillir. »
Quelques initiatives existent pour remédier à cette situation de carence : le Casp (Centre d'action sociale protestant) a construit le réseau Précarité Paris Maman, en mobilisant des équipes soignantes et sociales des maternités de Bichat, de la Pitié-Salpêtrière, de Saint-Antoine et la PMI de Paris.
Avec le suivi qu'il assure depuis 1997 auprès de milliers de femmes et de familles sans abri, dépourvues de réseau amical et familial stable, le Samusocial a tracé un profil sociologique : ces jeunes femmes enceintes sont très majoritairement célibataires et seules (77 %), rarement accompagnées d'enfants et vivant en couple (24 %). La très grande majorité des femmes célibataires (82 %) attendent leur premier enfant, contre la moitié des femmes en couple. Elles sont sans ressources ; 91 % n'ont pas de papiers et ont été déboutées du droit d'asile.
Outre le suivi des grossesses et des maternités, les femmes à la rue pâtissent évidemment d'un manque d'accès à la contraception et au planning familial. « Pour l'utilisation du préservatif, nous constatons, poursuit le fondateur de l'Adsf, des réticences liées à la situation de dépendance de ces femmes par rapport à leur partenaire : la relation amoureuse pouvant préluder pour elle à la reconstitution du foyer et de la famille, c'est le début de la resocialisation et, du coup, beaucoup n'osent pas se protéger. »
La conséquence, c'est notamment une prévalence des MST certainement supérieure à celle qui est observée dans la population générale, même si aucune enquête ne fournit de chiffre précis.
Enfin, dernière préoccupation concernant la santé des femmes en situation de précarité, l'absence de pratiques de dépistage, qu'il s'agisse encore de MST, notamment du VIH-sida, ou des cancers (sein, col de l'utérus).
Certaines femmes cependant parviennent à maintenir un comportement préventif de soins gynécologiques, malgré un long passé d'errance et d'addictions. Elles développent à cet effet des stratégies d'entraide, par exemple en se communiquant les adresses des établissements de restauration rapide où elles peuvent changer leur protection dans des toilettes accessibles, une opération qui ne va pas de soi quand la plupart des centres d'hébergement sont fermés toute la journée.
Des consultations hebdomadaires de gynécologie.
Hormis le Palais de la femme (Armée du Salut, dans le 11e arrondissement de Paris), les femmes à la rue ne sont admises que dans deux centres mixtes du Samusocial (boulevard 0Richard-Lenoir, à Paris, et à Montrouge), où elles bénéficient de locaux séparés de ceux destinés aux hommes, ainsi qu'à la Halte des femmes, dans le quartier de la gare de Lyon, et dans un refuge de la Croix-Rouge française. Dans ces structures, des consultations hebdomadaires de gynécologie ont été ouvertes, comme dans quelques métropoles régionales, à Lille, où une consultation a été crée par le Collège de gynécologie médicale en janvier dernier, à Lyon, où un centre de soins et une consultation mobile gérés par Médecins du Monde offrent des soins spécialisés. Des initiatives semblables existent à Toulouse et à Marseille.
Mais la situation des femmes en situation précaire se dégrade. Celles qui se réfugient dans des caves, des cabanes et autres squats échappent à toute prise en charge, déplore le Dr Guillon, de même que toutes celles qui ont sombré dans la clochardisation traditionnelle, victimes d'alcoolisation et de troubles psychiques.
Outre de nouveaux centres d'hébergement, l'Adsf, qui regroupe actuellement une cinquantaine de médecins, en grande majorité gynécologues-obstétriciens et médicaux, préconise la création d'hôtels associatifs, avec une offre d'hygiène appropriée (douches individuelles), et l'organisation d'équipes mobiles de soins pour les femmes qui ne fréquentent pas les centres. Elle recommande la prise en charge par des spécialistes femmes et des soutiens psychologiques.
Outre la situation des femmes, celle des jeunes (3 500 personnes entre 18 et 27 ans ont recouru à l'aide du Samusocial depuis le mois de juin) et celle des familles feront également l'objet de communications à l'occasion de la journée de demain. En 2001, 6 663 familles, soit 7 900 personnes, ont été hébergées via le 115 (numéro d'urgence du Samusocial), soit plus de 900 000 nuitées sur l'année. En cinq ans, la durée moyenne d'hébergement pour ces familles est passée de 21 à 121 nuitées.
Comme le résume le président du Samusocial, le Dr Xavier Emmanuelli, « la crise que nous vivons n'est pas saisonnière, c'est la crise de la société tout entière. L'exclusion va grandissant (...) Au-delà des classiques plans hiver, il faut absolument un sursaut ».
* 18, rue Bernard-Dimey, 75018 Paris, 01.42.27.79.25, www.adsfasso.org
** Maison de la Ratp, Espace centenaire, 189, rue de Bercy, 75012 Paris, renseignements au 01.43.71.13.60 et observatoire@samusocial-75.fr.
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