Deux ouvrages sur le temps et sur le progrès

Penser le Temps

Publié le 07/06/2004
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> Idées

L'UNE DES EXPERIENCES temporelles les plus aiguës serait celle de la dette, rappelle Marcel Hénaff dans sa contribution. De fait, la dette a un rapport avec sa propre abolition, et l'auteur en distingue deux sortes. Une symbolique, qui peut être liée à un engagement moral, une reconnaissance ou une faute commise. L'autre est évidemment la dette financière, avec le remords, l'angoisse de ne pouvoir rembourser, l'étalement de plus de mensualités : quoi de plus temporel lorsque « Money is time »...
Les analyses rattachent alors la dette symbolique à l'univers du don. Marcel Hénaff rappelle la coutume du potlatch dans laquelle deux tribus s'offrent successivement des cadeaux sous des formes diverses.
La dette financière ressort, elle, de l'univers du contrat, mais aussi de celui du capitalisme et de sa fuite en avant : payer l'arriéré d'hier avec l'emprunt du lendemain. L'univers des primitifs serait-il plus stable que le nôtre ? Non, si on considère que le don dans le potlatch est sans fin, car il cache aussi une volonté d'humilier, comme l'a bien vu Marcel Mauss.
Peut-on effacer des dettes symboliques avec des sommes d'argent ? C'est-à-dire annuler le mal, revenir en arrière, éviter par là même la vengeance. L'humanité semble le croire, qui continue à indemniser les familles des victimes des grands carnages.

Le goût de l'avenir.

Parcourant l'histoire des idées, Sylviane Agacinski montre comment Platon et le christianisme ont verrouillé la fuite du temps par le concept d'éternité. Dans le contexte chrétien, ce dont l'homme est délivré,

« ce n'est pas seulement du souci de la mort s'il croit en l'Eternel, c'est aussi du temps lui-même »

. La dimension eschatologique du christianisme rejette à la fois le temps antique, conçu comme cyclique, et l'évidence de la corruption physique. Ce n'est pas pour rien que beaucoup de saints dans la Bible vont directement au ciel sans que leur corps pourrisse. D'une manière générale, le saut dans l'éternel supprime toute angoisse puisque ce qui se passe ici-bas n'a plus d'importance.


Au-delà de cette fermeture, Sylviane Agacinski plaide pour qu'au contraire se dessine un véritable

« goût de l'avenir »

et qu'on se défie de la réactionnaire nostalgie.


Mais le temps est aussi la chronométrie, le clepsydre et l'horloge,

« Dieu sinistre »

, qui mesurent le travail humain. C'est ce que marque avec force la contribution d'Yves Schwartz, qui analyse l'histoire du travail et la structuration du temps social.


Homo faber

plus que

sapiens

, disait Bergson. Si avec le néolithique (huit mille ans avant J.-C.) naissent les outils, la vie sociale s'organise encore autour du cycle des saisons. C'est avec la révolution industrielle que le temps va se scinder entre temps de travail et temps de non-travail. Une époque marquée par la dureté pour celui qui vend à la fois son temps et sa force du travail, au point que Marx a pu écrire que

« le temps est tout, l'homme n'est plus rien, il est tout au plus la carcasse du temps »

(« Misère de la philosophie »).


L'histoire a une de fois de plus démenti Marx sur ce point, non pas comme on pourrait le dire platement en développant une civilisation du loisir, mais parce que beaucoup aujourd'hui travaillent au-delà de tout horaire.


Enfin, l'intéressante étude de Francis Ost insiste sur ce qu'il y a dans le temps de représentations collectives. Les datations, souvent d'origine magico-religieuses, le révèlent : alors que nous entrions dans le XXIe siècle,

« ailleurs »

, dit l'auteur,

« c'était le 24e jour du ramadan de l'an 1420 dans le calendrier musulman, c'était le vingt-troisième jour de l'année 5760 dans le calendrier juif et le début de l'année du dragon dans le calendrier chinois »

.


Relativité, mais aussi possibilité de manipulation de ce temps social, le commencement n'est pas toujours l'origine : le temps est moins donné que construit, tel cet « Internet time » créé par la firme suisse Swatch pour rendre synchrones dans tous les coins de la planète les échanges d'internautes, dont beaucoup doivent être insomniaques.


Vers un point oméga ?
C'est à une notion temporelle qu'on ne peut concevoir sans majuscule que s'est attaqué le philosophe historien Pierre-André Taguieff : le Progrès. De fait, son livre est presque le manuel de cette idée.
C'est vers la fin du XVIIe, en particulier avec l'Anglais Francis Bacon et Pascal, que se forme une réorientation du temps, sur fond de querelle entre les Anciens et les Modernes. Elle implique une valorisation du changement : non seulement tout change mais tout changement est forcément mieux.
On le sait, les grandes idées cachent souvent des mythes, le culte du passé et de la tradition renvoyait au mythe de l'Age d'or. Le progrès est en lui-même lié à une représentation utopique : « La vérité est fille du temps », disait Bacon, elle va inévitablement se révéler dans le futur. A partir du XIXe, tous les grands systèmes incluent l'idée qu'on se dirige vers un état final déterminé : Hegel, Comte, Marx, Renan, et, dans la version spiritualiste, Teilhard de Chardin, Bergson, se sont accrochés à cette représentation. On se dirige vers un point oméga, qui semble même du fond du futur nous aspirer ; y aller nous assure en soi une progressive perfection, d'où ce résumé bergsonien de « l'Evolution créatrice ».
On sait ce qui va assurer la consolidation de cette idée, mais aussi son brouillage et son malaise : la science et les techniques donnent bien l'exemple de cette amélioration progressive et de l'emprise heureuse sur le monde. Mais, dit Taguieff, le désenchantement surgit en 1914, « on entre alors dans l'âge des exterminations industrielles, de la robotisation de l'existence... Le pessimisme culturel s'installe »*. A l'euphorie répond l'idée de déclin de l'Occident, la science nous a apporté plus de santé et de confort, elle ne nous a sûrement pas rendus meilleurs.
Si ces idées sont célèbres, P.-A. Taguieff en analyse avec malice les surgeons dans l'actualité. Issue des Lumières et d'un esprit progressiste, l'idée d'une rationalité scientifique est combattue aujourd'hui par des esprits de gauche, c'est chez les altermondialistes que se retrouve la nécessité de respecter une nature idéale et la lutte contre un interventionnisme pollueur. Qu'est vraiment devenue aujourd'hui la célébration enthousiaste du progrès ? On la trouve, dit l'auteur, dans la droite libérale, façon Alain Minc : le monde bouge, bougeons avec lui. Après le progressisme, le « bougisme ».

* Entretien du « Nouvel Observateur », n° 2063, mai 2004.
« Figures du temps », éd. Parenthèses, « Savoirs à l'œuvre », 146 p., 16 euros.
Pierre-André Taguieff, « Le Sens du progrès », Flammarion, 430 p., 24 euros.

> ANDRÉ MASSE-STAMBERGER

Source : lequotidiendumedecin.fr: 7555