« Dr » Tilik Hadur Kunwar. Pour ses patients comme pour les responsables du Village Committee Development (VCD, l'administration locale) d'Imakhel, une bourgade de 8 000 habitants dans la banlieue est de Katmandou, à 14 km du centre de la conurbation, il est « le » médecin, responsable du Health Center de Thankot. En réalité, le « docteur » n'a de titre que celui de « Health Assistant », qu'il a obtenu après une formation de deux ans et demi dispensée dans une école de Katmandou. Ils sont quelque 700 personnes comme lui, à travers le Népal, à prêter main forte aux médecins, en nombre désespérément insuffisant. Médecins par défaut.
Même ici, dans la vallée de Katmandou où les sept dixièmes de l'effectif national sont concentrés, comme en témoignent les pages jaunes de l'annuaire, leur contribution à un système de santé complètement débordé est précieuse. Sans permettre toutefois à plus de 30 % des Népalais d'accéder au système de soins.
Cinq roupies la consultation
A Thankot, Tilik Hadur, qui consulte du dimanche au vendredi, pour la modique somme de cinq roupies*, quand il se trouve en présence d'un cas délicat, sort son grand agenda et fixe un rendez-vous avec l'un des onze spécialistes attachés à l'établissement, pour le coup de vrais médecins, qui consultent ici deux fois par semaine, le samedi et le mercredi. Ces jours-là, on compte jusqu'à 60 patients attendant leur tour devant le petit immeuble de briques rouges à un étage, pataugeant sous un bosquet de ficus géants qui tient lieu de salle d'attente.
Le responsable du Health Center est rétribué par le gouvernement. « L'an dernier, confie-t-il , je touchais 3 000 roupies par mois. Je suis maintenant à 5 000 roupies. C'est encore mal payé, mais l'argent n'est pas ma motivation. Ma vocation, c'est de soigner les gens. » Né dans une famille de huit enfants, fils de militaire, il a lui-même trois enfants et ne cache pas qu'il est fier de son Health Center, « le plus réputé dans tout le district », lance-t-il. Trois employés administratifs y travaillent à temps plein, eux aussi défrayés par le gouvernement, qui fournit les médicaments de base. Les locaux ont été construits avec l'aide de l'ONG Plan international.
« On manque de quantités de traitements, en particulier d'antibiotiques pour les diarrhées, constate-t-il. Mais, s'empresse-t-il d'ajouter, c'est inutile de nous en envoyer d'Europe car nous ne pouvons pas en lire les notices et les posologies, d'ailleurs pas adaptées à l'environnement subtropical. »
En cas de coup dur, de toute manière, Katmandou n'est pas loin, avec ses dizaines d'hôpitaux publics et privés. Des établissements certes obsolètes en regard de nos critères occidentaux. Mais les habitants de la capitale connaissent un sort sanitaire ô combien enviable par rapport à celui des montagnards du Nord ou des paysans des interminables plaines à riz du Sud !
Un Health Assistant pour trente villages
Vunghoterra, par exemple, un village perdu au milieu des rizières, dans le Teraï, à une dizaine de kilomètres de la frontière indienne. Devant les cases de terre coiffées de chaume et recouvertes de courges, parmi les buffles léthargiques prostrés dans la boue par 40 degrés à l'ombre (c'est la saison de la mousson avec ses trombes d'eau démiurgiques), les femmes restent élégantes, drapées dans leurs saris safran, rose éclatant ou bleu profond. Les odeurs de beurre rance de yack et d'épices poivrées saturent une atmosphère où l'air lui-même paraît putréfié.
Le Health Post est un bungalow rouge et ocre construit en béton, un peu à l'écart. Deux vastes pièces ouvrent sur une terrasse au sol bétonné. Le « docteur » Maday Kumar Shristna est un Health Assistant. Il a suivi une formation sommaire d'un an. Ils sont 4 000 comme lui à exercer surtout dans les campagnes. Avec ses deux assistants, Maday Kumar soigne les 3 300 habitants du village et ceux de 29 autres villages alentour. La plupart étaient esclaves sous le système dit du Kamaiya, officiellement aboli le 17 juillet 2000, mais qui perdure dans les faits selon l'association Informal Sector Service Center.
Le ticket de consultation est de 2 roupies, adapté au pouvoir d'achat de ces « sans-terre ». Quand il est appelé en urgence, le « docteur », qui n'a pas le téléphone, prend son vélo, et quand le patient habite le village le plus éloigné, une journée complète peut être nécessaire pour se rendre sur place et rentrer au Health Post. « Nous avons beaucoup trop de travail, nous sommes sur le pont sept jours sur sept, dix heures par jour, se plaint-il. Actuellement, nous avons une épidémie de gale très difficile à enrayer avec le manque d'hygiène et l'humidité. Et, bien sûr, on a toujours beaucoup de diarrhées chez les enfants. Et très peu d'antibiotiques pour les combattre. »
Ceux qui, comme c'est souvent le cas, n'ont pas la possibilité d'approcher le Health Assistant s'en remettront aux médecines parallèles et à leurs aberrations (boire beaucoup d'eau - évidemment souillée - reste le principal remède de bonne femme contre la diarrhée). Ou aux Indiens qui sillonnent les campagnes pour vendre très cher des médicaments généralement périmés et aux indications inappropriées.
Deux ou trois patients par lit
Pour la plupart, l'hôpital est trop loin : à Népalganj, capitale du district de Banké, dans le Teraï. De toutes manières, pour y arriver, la piste est quasi impraticable en période de mousson et les cinq ambulances sont hors d'usage. Le Bheri Zonal Hospital compte officiellement 150 lits : il a compétence pour une des cinq régions administratives du pays, le Middle Western, et ses 500 000 habitants. En fait, les patients y affluent de trois régions à la fois. Dans le bureau du directeur, quelques chiffres retracent l'activité en 2000 ; 77 742 consultations assurées par 19 médecins. Il y a eu 6 852 admissions et 319 patients au total sont morts.
« Nous devrions être deux fois plus nombreux, avec deux fois plus de lits au moins, pour pouvoir travailler correctement », observe le Dr Arun Koirala, directeur de l'établissement, la cinquantaine grisonnante, l'allure impassible. Cet ancien directeur régional de la santé s'est porté volontaire pour cette mission impossible, renonçant à l'avantageuse condition d'apparatchik. « Si je vous disais, poursuit-il d'une voix atone, que nous manquons de matériel de diagnostic, de médicaments de base, d'oxygène... Mais la formation de nos praticiens laisse aussi à désirer pour tous les nouveaux traitements. Jusqu'à l'électricité régulièrement coupée, les ventilateurs hors d'usage et l'eau non potable ! »
Une épidémie d'encéphalite japonaise
L'hôpital est bâti sur deux niveaux. Chacun d'eux est traversé par un long couloir aux fenêtres sans vitres qui laissent entrer l'air brûlant, avec des plumes voletantes de corvidés et de pigeons. Les patients se pressent devant les portes des différents services. Ils sont plusieurs centaines à attendre leur tour ce matin, sans un geste, sans une parole. Des bas flancs de bois sont disposés de part et d'autre des murs, avec des malades allongés à plusieurs par lit. A l'étage, la moitié du couloir est réservée depuis la veille aux victimes de la dernière épidémie d'encéphalite japonaise. Cinq sont déjà mortes (72 au total pour la précédente épidémie, l'an dernier, lit-on sur le tableau du directeur). Ce matin, ils sont près de 150 contaminés. Pour eux non plus, pas de lits personnels. Selon les autorités, les enfants de moins de 10 ans auraient été vaccinés, mais plusieurs sont hospitalisés, visiblement mal en point. Comme cet enfant de 8 ans, perfusé, sondé et sous oxygène, squelettique, au bout du rouleau. « Make a photo ! », nous lance sèchement le Dr Koirala. Le patron du Bheri Zonal Hospital se fait tout à coup imprécateur : « L'OMS ne nous fournit aucun secours, lâche-t-il, car nous ne figurons pas dans les programmes d'actions ponctuelles qu'elle met en uvre et rien n'est prévu pour aider les hôpitaux généraux ».
Une seule ONG est présente, Plan international, qui a fourni deux couveuses, les seules de l'établissement, installées dans l'unique salle climatisée. « Grâce à ces équipements, la mortalité en néonatalité, précise le Dr Pradhan, chef du service de pédiatrie, a pu être ramenée de 150 à 50 pour 1 000. »
Au bout du couloir, une grille rouillée a été tirée, fermée par un cadenas sur une lourde chaîne : les urgences. « On est obligé de verrouiller, sans quoi les gens les prendraient d'assaut. Ils savent que c'est ici qu'ils pourraient voir un médecin plus rapidement que dans les autres services. » Derrière la grille, deux femmes nous dévisagent, chacune tient un enfant inanimé sur les genoux. Elles les émouchent comme si elles les bénissaient.
* Le revenu quotidien moyen est estimé aux environs de 200 roupies.
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