LE QUOTIDIEN
Comment envisagez-vous l'évolution de l'accès aux soins dans les prochaines décennies. Pensez-vous que le fossé entre le Nord et le Sud va se réduire ou au contraire s'aggraver ?
Dr GRO HARLEM BRUDTLAND
Un monde dans lequel le fossé entre riches et pauvres continue à se creuser, un monde dans lequel seulement quelques privilégiés ont accès aux fruits de la révolution technologique, est un monde qui deviendra de moins en moins sûr. Dans le passé, les difficultés d'un autre continent pouvaient être cyniquement ignorées. Le processus de mondialisation a rendu désormais cette attitude impossible.
En dépit de ce que ses détracteurs peuvent dire, la mondialisation ne conduit pas inéluctablement à plus d'iniquités. Si elle y conduit, ce sera un signe d'échec. Notre défi est de faire en sorte que les choses changent dans le bons sens. De façonner le monde. De s'assurer que les forces de la mondialisation contribuent à une société planétaire plus juste, avec moins d'exclus. Dans le monde d'aujourd'hui les différences entre les statuts sanitaires illustrent de façon spectaculaire le fossé entre riches et pauvres. Mais la santé n'est pas seulement le symbole le plus puissant de cette division, elle fait partie intégrante du remède qui réduira le fossé.
La mondialisation ne va pas fatalement conduire à l'insécurité à cause de l'extension des maladies. Les inégalités dans la santé ne sont pas inévitables. Tout cela, aujourd'hui, est clair. L'amélioration de la santé se traduira par de meilleurs résultats économiques pour les familles et les nations. Mais pour obtenir ces résultats, il est nécessaire de recourir à une conception différente des investissements.
Très simplement, si nous pouvons intervenir d'une manière dont l'efficacité est prouvée dans le domaine de la santé sur une échelle plus grande - et par là, je veux dire à l'échelle mondiale -, nous disposerons d'un instrument concret de réduction de la pauvreté, qui apportera des résultats et sera quantifiable. Pour atteindre ces objectifs, les dirigeants nationaux ont défini des moyens que nous devons développer. Nous devons satisfaire nos ambitions en leur accordant des ressources réalistes. Nous ne pouvons plus nous contenter du travail de routine.
L'accès aux médicaments innovants est le problème majeur des pays en voie de développement. Une solidarité internationale peut-elle se mettre en place et quel rôle l'industrie pharmaceutique peut-elle jouer ?
Je crois que la solidarité internationale est possible, notamment si l'on tient compte des efforts sans précédent fournis l'an dernier pour inscrire le sujet à l'ordre du jour international et parvenir à des solutions dans ce domaine. Les gouvernements, les organisations non gouvernementales, les groupes de pression, les agences de l'ONU et les organisations bilatérales ont fait d'immenses progrès dans la diminution des prix des traitements antirétroviraux dans les pays africains. Les laboratoires pharmaceutiques se sont également associés à l'effort mondial de baisse des prix et pour améliorer l'accès aux médicaments.
S'assurer que les pauvres des pays à faible revenu disposent des médicaments d'importance vitale dont ils ont besoin est un enjeu majeur de santé publique. Mais la baisse des prix et l'accès aux spécialités qui diminuent le fardeau de la maladie sont des problèmes complexes.
En avril, l'OMS et l'Organisation mondiale du commerce (OMC) ont organisé un séminaire sur le sujet des prix et de l'accès aux thérapies. Les discussions ont montré qu'il y a un consensus universel, aussi bien des pays industrialisés que des pays en voie de développement et de l'industrie pharmaceutique, sur la nécessité de trouver un système de fixation des prix équitable pour les médicaments importants. Le groupe de travail OMS-OMC a confirmé ce que nous savons déjà : s'il est important de parvenir à des prix abordables, il faut fournir un effort financier considérable à la fois pour acheter les médicaments et pour améliorer l'offre de soins si l'on veut que les populations pauvres des pays en développement en bénéficient.
Depuis que vous êtes à la tête de l'OMS, votre organisation souligne le problème de l'efficience des systèmes de santé, y compris dans les pays riches. Pour quelle raison ?
L'OMS s'intéresse à l'efficience des systèmes de santé parce que la vie de milliards de personnes à travers le monde en dépend. La façon dont les systèmes de santé sont organisés, gérés et financés a une influence directe sur la vie des gens . La performance du système de santé d'un pays est aussi importante que le montant des sommes qui lui sont consacrées. Quel que soit le critère que nous appliquons, il est évident que les systèmes de santé sont plus efficaces dans certains pays que dans d'autres. Que les performances du Royaume-Uni soient supérieures à celles d'une partie de l'Afrique subsaharienne n'est guère surprenant. Mais qu'il y ait une différence d'espérance de vie de 25 ans entre deux pays qui dépensent la même chose pour la santé donne à réfléchir. La différence entre un système de santé efficace et un système défaillant se mesure en termes de décès, d'infirmité, d'appauvrissement et de désespoir.
Le rapport sur la santé dans le monde en 2000 était entièrement consacré aux systèmes de santé. Il montre que l'augmentation des différences de taux de mortalité entre les riches et les pauvres, au sein du même pays et entre pays différents, s'explique largement par les degrés différents d'efficience avec lesquels les systèmes de santé sont organisés, sont financés et répondent aux besoins des populations pauvres.
L'OMS a donc élaboré des indicateurs et des mesures pour évaluer la performance des systèmes. Les réactions que j'ai reçues des ministères de la Santé au sujet de ce rapport montre que les informations que nous avons données les ont aidés à prendre conscience davantage de leurs besoins, à expliquer les enjeux politiques, à montrer comment les ressources sont utilisées et à en rechercher de nouvelles.
Les inégalités dans l'accès aux soins sont donc aussi inacceptables dans les pays développés que dans les pays pauvres.
Oui. Il est évident que l'objectif des systèmes de santé est d'améliorer et de protéger la santé ; mais ils ont d'autres fonctions intrinsèques, qui sont l'équité dans le financement des systèmes de santé et la réponse qu'ils donnent aux attentes des gens en ce qui concerne la façon dont on les traite. Là où la santé et la réponse des systèmes sont concernées, il ne suffit pas d'atteindre un niveau moyen élevé : les objectifs d'un système de santé doivent inclure la réduction des inégalités de façon à améliorer la situation de ceux qui souffrent le plus. Dans le rapport de l'année dernière, c'est par rapport à ces nouveaux critères que les systèmes de santé ont été évalués.
Tous les pays industrialisés doivent faire face à une forte augmentation des dépenses de santé. Pensez-vous qu'il doit y avoir une limite dans ce domaine ?
Dans les pays industrialisés, le développement des maladies chroniques et des problèmes liés au mode de vie s'est fait parallèlement aux progrès médicaux et technologiques et à l'augmentation de la prospérité nationale et individuelle. Pour beaucoup d'entre eux, cependant, l'augmentation des dépenses de santé est devenu un problème macro-économique. Dans un sens, la médecine clinique s'est trouvée piégée par son propre succès. Les médecins, qui pensaient que la technologie n'a pas de limites, ont découvert dans les coûts un plafond infranchissable.
Les pays en développement, bien entendu, doivent porter le fardeau des maladies sans disposer des ressources que les pays industrialisés peuvent mobiliser. Cela pose de graves questions sur les moyens d'atteindre le meilleur niveau de santé sans les interventions très coûteuses sur lesquelles nous avons compté jusqu'à présent.
Trouver le bon équilibre entre le contrôle des dépenses de santé et la certitude que des ressources suffisantes sont accordées à la santé est un exercice politique et économique délicat. Le réalisme économique, associé aux connaissances fondées sur la science et au respect d'un principe fondamental, le droit à la santé pour tous, doit être le socle de tout système de santé de ce siècle.
Le succès des politiques de santé, des efforts pour améliorer la qualité des soins et pour contrôler les maladies dépend des gens qui dispensent les soins. Ce principe s'applique dans tous les cas, quelle que soit la nature du système et quelles que soient les ressources dont on dispose. Quand les gouvernements ont dit et fait ce qu'il faut, ce sont les praticiens et les professionnels de santé qui décident de quelle façon le système de santé doit prendre en charge les maladies qui sont sources de maladies, réduisent le bien-être et augmentent les inégalités.
Le système de santé français est arrivé en tête de votre classement. Comment l'expliquez-vous et quelles sont les caractéristiques de notre système ?
La France a été classée première pour la performance générale de son système de santé. Elle a été mesurée en comparant le niveau et la qualité des soins aux dépenses qui leur sont consacrées. Il n'est donc pas surprenant que la France soit très bien placée aussi dans d'autres classements comme l'espérance de vie, pour laquelle elle est quatrième, et pour sa performance générale en matière de santé, pour laquelle elle est classée sixième.
Nous devons garder à l'esprit que la définition d'un système de santé, dans cette évaluation, est très large ; elle va au-delà de ce que l'on attend souvent des services de santé. Toutes les activités dont le principal objectif est de promouvoir, rétablir ou préserver la santé sont prises en compte.
Les caractéristiques qui permettent à la France d'être leader mondial sont diverses. La France bénéficie de certains effets positifs en matière de santé que l'on retrouve dans un groupe de pays méditerranéens qui, tous, occupent les places les plus élevées dans cette évaluation.
L'une des caractéristiques essentielles est l'espérance de vie dans ces pays, en particulier chez les femmes dont on peut attribuer la longévité au fait qu'elles ne fumaient pas. Mais cela va changer, puisque, maintenant, les jeunes femmes fument.
L'un des traits dominants du système réside dans sa façon d'aborder et de reconnaître les droits des patients. La France, par exemple, possède une charte des droits des patients et cette charte est intégrée dans les lois qui régissent la santé.
Autre caractéristique française : les mécanismes de réponse du système de soins français. Par "réponse", je me réfère à un certain nombre de facteurs que l'on peut décrire par les expressions "respect de la personne" et "intérêt pour le patient". La France obtient un score très élevé en ce qui concerne sa capacité à s'intéresser de la même manière aux groupes de patients défavorisés et aux groupes favorisés. Elle a une note de O,995 dans un système de notation qui va de O pour l'inégalité complète à 1 pour l'égalité complète.
LA votre avis, quels sont les défis majeurs auxquels l'OMS devra faire face dans les prochaines décennies ?
Le défi principal de l'OMS est de prendre la tête du mouvement, à une époque où les problèmes, mais aussi les occasions d'agir sont exceptionnelles.
Nous pouvons continuer à traiter la santé comme un sujet mineur. Si nous le faisons, le SIDA va submerger la Chine, l'Inde, une grande partie des Etats qui formaient l'ancienne Union soviétique et l'Europe de l'Est, ce qui relativiserait du même coup la gravité de l'épidémie actuelle en Afrique. La forme résistante de la tuberculose est peut-être aussi répandue aujourd'hui que la tuberculose ordinaire, ce qui rend le traitement de cette maladie aussi coûteux que les traitements antirétroviraux. D'autres thérapies ont peut-être perdu de leur efficacité à cause des souches résistantes aux médicaments. Si l'augmentation de la consommation de tabac n'est pas maîtrisée, le nombre de décès liés à cette consommation va tripler et passer de 4 millions à 10 millions par an dans trente ans. La plus grande partie de la hausse de la mortalité due au tabac, plus de 70 % de ces 10 millions de morts, se produira dans les pays en développement.
Si nous n'agissons pas positivement, avec du courage et avec des moyens, le fossé entre les 3 milliards de personnes qui vivent avec moins de 2 dollars par jour et les autres va se creuser. Ce fossé menacera le développement économique de vastes régions du monde et affectera à la fois la prospérité et la stabilité politique et militaire de la planète.
Il y a une réelle alternative. Le second scénario est celui où la mortalité due aux principales maladies infectieuses comme le paludisme, la tuberculose et le SIDA serait réduite de façon draconienne. Où les sujets comme le réchauffement de la planète et la pollution seront traités par une action internationale vigoureuse. Et où les effets négatifs sur la santé comme l'influence de la publicité et du marketing pour le tabac pourront être réduits par un règlement négocié à l'échelle internationale.
Un tel scénario exige un leadership politique puissant et une mobilisation démocratique de tous les hommes et de toutes les femmes. Cela signifie que les gouvernements travaillent de concert avec la société civile et le secteur privé.
Le rôle de l'OMS est de donner les meilleurs avis et les meilleurs conseils aux Etat membres. Nous devons fonder notre travail sur un haut niveau de connaissance scientifique et sur les valeurs d'humanisme et d'égalité. Si nous relevons ce défi, nous pouvons contribuer à l'évolution du monde dans le sens du second scénario. Sinon, nous ne servons plus à rien.
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